REGARD
SUR LE CHRISTIANISME
Durant l’Antiquité, Dionysos fut le dieu des
réprouvés, des petits, des obscurs.
Quand ils se révoltaient, ou succombaient à des crises collectives d’improductivité avinée, ils disaient que le dieu les possédait, et les dieux aristocratiques se trouvaient bien obligés de recevoir Dionysos dans leur Olympe, pour entammer avec lui la négociation d’un pacte social[1].
Puis, Alexandre le Grand fit un tabac en se prétendant Dionysos en personne et en fondant un empire aux classes prétendûment réconciliées. Mais le grand art de l’imposture ne se transmit pas à ses moins grands successeurs. Au début de notre ère, nombreux étaient les groupes sociaux, politiques, religieux qui se moquaient de leur empereur, déguisé en Apollon ou en Dionysos avec autant de goût que nos membres du gouvernement se déguisent en socialistes ou en écologistes. On ne rendait à ces empereurs leur culte obligatoire que du bout des lèvres, voire pas du tout. La religion du peuple était à présent une forme archaïque du christianisme.
Qu’était
ce christianisme
archaïque?
On pense que, du Ier au IVème siècle de notre ère, pullulaient les Evangiles, livres de référence de communautés sociales, souvent écrits en Grec, parce que le Grec était la langue des mages, des mystères et des religions. C’étaient des livres de spiritualité, dans le même style que « Le Prophète » de Kahil Gibran, qui attribuaient à quelque « Maître de justice », à un Messie, à un Kristos à la fois dieu et humain, des paroles sociales, morales, politiques. Les noms des Messies et des Maîtres de justice variaient d’un livre à l’autre. Il y était souvent question de l’effondrement de l’empire du mal et de l’avènement d’un monde juste, conforme à Dieu. Ce serait une société société caractérisée par la gestion communautaire et égalitaire des biens, où la répression et les châtiments seraient remplacés par l’entraide et la réparation.
Ces réseaux chrétiens s’unifièrent et se coordonnèrent plus ou moins et harcelèrent si bien le pouvoir impérial, qu’au IVème siècle, Constantin s’inclina et adopta cette religion. Dans le but de donner une constitution nouvelle à l’empire, qui soit inspirée le plus directement possible des préceptes du « vrai Dieu » populaire, il fit sélectionner et compiler les textes des Evangiles canoniques par des dignitaires religieux qui acceptaient de collaborer; et ces savants retinrent les quatre que nous connaissons. C’est à cette occasion que, d’un Evangile attribué à un « Nazoréen » et d’un autre intitulé « Paroles de Jésus », ainsi que pour complaire à un vaste courant réuni autour d’un « Galiléen », naquit le personnage de Jésus de Nazareth, en Galilée... s’il faut en croire Raoul Vaneigem[2]. Il y a des leaders charismatiques qui ont été crucifiés à l’époque où on situe Jésus, accusés d’activités subversives contre l’Empire, et contre le Temple de Jérusalem qui collaborait avec l’Empire romain. Mais aucun ne s’appelait Jésus. Vaneigem suppose aussi que les lettres de Paul ont été « inventées » par Marcion; autrement dit que c’est l’armateur et grand voyageur Marcion (100-165) qui les a mises en circulation, et qu’avant cela, les historiens ne parlent pas plus de Paul que les historiens de l’époque de Jésus n’ont parlé de Jésus. « Inventer » signifie « trouver » en Latin.
Et les savants du IVème siècle déclarèrent que ces quatre Evangiles avaient été écrits par les témoins à peu près directs de Jésus, retouchèrent un peu les lettres de Paul-Marcion et dirent apocryphes tous les Evangiles non pas ultérieurs, mais antérieurs.
Actuellement, les historiens de la religion chrétienne prétendent qu’il y a eu d’abord les quatre Evangiles, puis Paul, puis un courant « gnostique » qui a engendré des Evangiles apocryphes à la pelle. Mais le message de Dieu, très tôt écrit par les quatre Evangélistes, a traversé ce fatras et a été légué pur à l’Eglise institutionnalisée.
Cependant, il faut peut-être voir autrement l’ordre chronologique et logique entre les choses. Au début, le christianisme était gnostique et éparpillé entre des tas de communautés qui avaient toutes un Christ différent. Au dire des gens, quel est le Fils de l’Homme? (...) Pour les uns, Jean Le Baptiste; pour d’autres, Elie; pour d’autres encore, Jérémie ou quelqu’un des prophètes. (Mt 16, 13) Puis une Eglise est née, proche du pouvoir impérial. Cette Eglise a sélectionné les éléments promus à la dignité de religion « catholique » (universelle), et a déclaré « hérétique » (née du caprice individuel) ce qui ne cadrait pas avec son noyeau dur. Elle aurait transformé l’Angelos-Christos des communautés chrétiennes en un personnage apparemment historique: Jésus de Nazareth, fils de Marie et de Joseph, né en Galilée.
Du coup, il apparaît que le pacifisme de Jésus à l’égard des Romains et des puissants, ses allusions à un autre monde non terrestre, n’étaient peut-être pas dans la doctrine chrétienne archaïque, qui devait être beaucoup plus révolutionnaire. Selon l’ancienne doctrine, cette génération-ci, déjà, verrait le royaume de Dieu; et c’est encore écrit dans la parabole du Figuier, dans trois des quatre Evangiles canoniques: cette génération ne passera pas avant que tout cela ne soit arrivé. Quant à la fameuse tirade sur les deniers de César (Mc 12, 13-17; Lc 20, 20-26; Mt 22, 15-22), elle ne signifie pas qu’il faut payer tous ses impôts à l’Empire et se laisser mourir de faim: elle signifie qu’il faut renoncer à une économie monétaire qui permet l’accumulation... Même nuancé pour s’accorder avec l’ennemi d’hier, le message évangélique demeure, par endroits, un message de révolution, un message anarchiste. Sa portée n’a pas été assez déformée par les compilateurs du IVème siècle pour devenir inaudible par les fidèles. Les compilateurs n’avaient peut-être pas le choix, dans l’état de révolte endémique où se trouvait l’empire romain, que de respecter la tradition écrite des communautés chrétiennes de base.
Une fois ces choses très démocratiques écrites dans le livre sacré, elles reposent périodiquement quelques problèmes au pouvoir. Une grande partie des hérésies du Moyen-Age furent des doctrines anarchistes justifiées par des passages des Evangiles. Pour la raison que les Evangiles suscitaient un peu trop d’attitudes irrespectueuses ou même révolutionnaire chez des gens simples et laborieux à l’encontre des accumulateurs et des puissants, leur traduction en langue vulgaire fut interdite par Rome. Mais il se répandait des Bibles traduites, en moins de temps qu’il n’en fallait aux autorités pour les saisir et les brûler. Les Vaudois, dont beaucoup finirent dans les géôles et les flammes de l’Inquisition, se reconnaissaient à leur bonne connaissance des textes sacrés, anormales chez des paysans et des artisans. Leur crime: ils se réunissaient secrètement et lisaient ces Evangiles en langue vulgaire; d’où résultait qu’ils n’écoutaient pas les prêtres, dont ils trouvaient les sermons stupides et impies; qu’ils leur tenaient tête; qu’ils ne respectaient pas leur chef, le pape de Rome; qu’ils oeuvraient pour un monde d’égalité où la richesse serait partagée et la prospérité pour tous. Ils se disaient, non sans raison, plus fidèles que l’Eglise au message du Christ[3].
Tolstoï était d’avis que le message chrétien est anarchiste. Il est un précurseur de certains concepts qu’on retrouve dans la théologie de la Libération. Celle-ci, condamnée dans les années 80 par l’Eglise catholique, est la dernière en date d’une longue lignée d’hérésies qui ont toujours débuté de la même façon: par une lecture des Evangiles[4].
EXHORTATION
À LA PAIX
En 1525, une armée de paysans
révoltés prit le contrôle d’un vaste territoire, situé dans l’Allemagne actuelle
et d’une superficie de plusieurs fois la Belgique.
Ils avaient pour stratégie
de démolir et de raser les châteaux, et pour coordinateur (ou sous-commandant)
le prêtre Thomas Munzer.
Et puis, au décours de l’histoire, Muntzer et les paysans offrirent de conclure la paix en douze articles.
Peut-être ont ils commis là une gaffe historique. En tout cas, il faudra attendre les Bolcheviks pour essayer l’autre statégie.
Les articles de Muntzer prévoient que tout travail pour le seigneur mériterait rémunération, que le servage serait aboli, que des terres et du gibier resteraient communs, que le loyer des fermages serait raisonnable, et enfin que les gens du pays ne payeraient la dîme qu’aux curés reconnus par eux, curés chargés d’enseigner la Bible sans y ajouter de prescriptions humaines.
Dans l’esprit de Munzer et de beaucoup de paysans, ces douze articles reviennent à soumettre les seigneurs comme les travailleurs à la loi divine, avec pour effet que nul ne serait plus séparé de la grâce par l’oppression.
Certains seigneurs locaux ne sont pas loin de faire amende honorable et d’accepter les douze articles pour sauver leur château. Quelques uns sont accueillis dans l’armée des paysans et pensent ainsi conserver une place dans le nouveau régime. Pour d’autres, ainsi que pour ceux dont les domaines sont en dehors du territoire de la révolte, les négociations ne servent qu’à leur donner le temps de réunir leur armée.
Le chancelier Leonhard von Eck piaffe.
Il écrit aux ducs de Bavière:
12 février - Je ne peux rien écrire à Vos Grâces
princières, sinon que les paysans se multiplient et qu’on s’attend à ce que
jeudi (16/2) près de dix mille paysans
en armes seront rassemblés. Ceux de la
noblesse dont les paysans sont les sujets se conduisent comme de vieilles femmes
et semblent presque morts. (...) Je
crains que les paysans ne nous attaquent s’ils voient le grand découragement de
leurs maîtres. J’ai exprimé l’opinion
qu’on devrait viser leur capitaine, qu’on aurait pu enlever avec dix chevaux,
et le jeter en prison. Mais mon conseil
a presque fait pleurer ces braves dévots.
C’est pourquoi Vos Grâces Princières voudront bien ne pas tarder avec
leurs cavaliers; j’espère que cela ne durera pas trop longtemps.
15 février - S’il arrive cependant que l’affaire se
déclenche, il ne faudrait pas agir autrement que si le Turc était dans le pays
(...) Si Vos Grâces Princières avaient de l’argent et des réserves de matériel
de reste, ce serait une joyeuse guerre, mais si elle commence, il importe
d’avoir des mercenaires et cela coûte beaucoup d’argent.
22 février - Moi aussi, je voudrais que Fugger éprouve
de l’amour fraternel pour moi et partage ses biens.
2 mars - Il y a une grande division dans les
villes. Les luthériens qui sont pauvres
donnent raison aux paysans. Les
non-luthériens et les luthériens qui sont riches donnent tort aux paysans.
7 mars - Par l’amour de Dieu, que Vos Grâces
Princières regardent du côté des pâysans.
« Le gibier et les poissons sont libres et ne rien donner à
personne. » Ce diable ne saura être
chassé sans le bourreau si Vos Grâces Princières veulent bien m’en croire. Il faudra bien en passer par là.
9 mars - L’amour fraternel des paysans m’est tout à fait
étranger. Je n’ai pas partagé volontiers
avec les frères et soeurs par le sang - qu’en serait-il alors avec des étrangers
et des paysans!
(...) 13 avril - Je n’ai vraiment rien observé de plus
effrayant que ce découragement inouï de
toutes les autorités. Lorsqu’on s’est un
peu défendu les paysans n’ont rien conquis.
(...) C’est pourquoi dans cette
affaire la bataille la plus grande, c’est d’amener les autorités à faire preuve
d’un courage plus viril. Alors il en
sera fini de la paysannerie.
30 avril - Il faut punir et punir durement. Ce fléau et cette défection des sujets ne
seront pas matés par des paroles sucrées.
(...) 7 juin - Vos Grâces Princières ne doivent pas hésiter et considérer seulement
que le Turc est là, qu’il faut se défendre ou s’attendre à mourir ou être
chassé.
Dans ce conflit, on demande l’arbitrage du célèbre Luther.
Luther publie un document d’une dizaine de pages: Exhortation à la paix, en réponse aux douze articles. Aux seigneurs, ils dit qu’ils ont bien cherché la révolte par leurs iniquités, en dissipant dans le luxe le nécessaire extorqué aux paysans.
Il leur dit que tous les articles, tant ceux qui concernent l’enseignement de l’Evangile que ceux qui concernent l’état matériel des paysans, sont justes. Car l’autorité n’est point instituée pour son propre intérêt ni pour faire servir les sujets à l’assouvissement de ses caprices (...) mais bien pour l’intérêt du peuple.
Aux paysans, il consacre un texte deux fois plus long qu’aux seigneurs et accablant. Ils leur dit que ce n’est pas en vertu de Dieu qu’ils revendiquent les douze articles, mais pour satisfaire leur propre nature.
S’ils se révoltent, ils seront éloignés de Dieu, on veut dire damnés, car quelques justes que puissent être vos demandes, il ne convient pas au chrétien de combattre ni d’employer la violence: nous devons souffrir l’injustice, telle est notre loi. (...) les demandes que vous avez adressées ne sont pas contraires au droit naturel et à l’équité par leur teneur même, mais par la violence avec laquelle vous les voulez arracher à l’autorité.
En outre, les paysans veulent se faire justice à eux-mêmes, et nul n’est valablement juge et partie (sauf les seigneurs.)
En cas de succès de l’usage de la force, ce vice de forme conduirait les paysans à dépasser irrésistiblement (à leur tour) les limites des douze articles. N’y a-t-il pas déjà des bandes parmi eux qui pillent et tuent sans mot d’ordre ?
Bref, Luther renvoi les paysans à l’oppression, et prie gentiment les seigneurs de ne pas se comporter avec l’irrésistible démesure qui résulte de la position de juge et partie dans laquelle ils se trouvent cependant.
C’est le problème de l’autorégulation du pouvoir.
Une des vieilles femmes qui font frémir le guerrier Eck, n’est autre que le prince-électeur Frédéric le Sage.
Il écrit: Ainsi, c’est une si grande affaire qu’il faut user de violence. Peut-être a-t-on donné aux pauvres gens des raisons de faire une pareille rébellion, en particulier en interdisant la parole de Dieu. Ainsi, les pauvres sont opprimés de beaucoup de façons par nous autres, autorités séculières et ecclésiastiques, que Dieu détourne sa colère de nos têtes. Si Dieu le veut, il en ira donc ainsi que l’homme du peuple gouvernera. (...) Prions Dieu pour le pardon de nos péchés et confions-nous à lui.
Le prince-électeur a des raisons de se confier à Dieu: il est âgé et malade. Il meurt peu après. Son successeur Jean de Saxe se demande s’il doit céder aux paysans. Si le Seigneur veut que je reste prince, que sa volonté soit faite, mais je puis être aussi un autre homme.
Quelqu’un veille: Luther. Il rapporte: En 1525, l’Electeur Jean de Saxe me demanda s’il devait accorder aux paysans les douze articles. Je le détournai entièrement d’en approuver un seul. Ils étaient pourtant tous justes.
Alors une grande armée des seigneurs se trouve enfin réunie face à celle des paysans. Ce voyant, les seigneurs qui avaient parié sur les paysans repassent tous chez les leurs.
Tous, sauf un: Florian Geyer.
Münzer fut
exécuté quelques jours après la défaite.
«Cécily
"LA CATHOLICISME EST LE TOMBEAU DE L'INTELLIGENCE, DE
LA PENSÉE, DU CERVEAU ;
LE PROTESTANTISME, LE TOMBEAU DE LA CONSCIENCE,
DU SENTIMENT, DU CŒUR"
(AUGUSTE BLANQUI)
[1] Henri Jeammaire, « Dionysos », éditions Payot
[2] « la résistance au
christianisme », Fayard 1993
[3] Comme ouvrage de référérence, je recommande
le génial Charles Henri Lea, « Histoire de l’Inquisition ». Il y a aussi l’ouvrage pré-cité de Vaneigem.
[4] Pour en savoir
plus sur la théologie de la Libération et son procès: Constance Colonna-Cesari,
« Le pape, combien de divisions? »
Dagorno 1994. « Marxisme en
Bevrijdigingstheologie », Michaël Löwy; l’original est écrit en anglais et
il doit en exister une traduction en Français.