BRASSENS
POLITIQUE
Le
29 octobre dernier, on célébrait le 20ème anniversaire de la mort de
Brassens.
Extrait
d'une thèse consacrée à quelques aspects méconnus du poète.
PREMIERS ÉCRITS,
PREMIERS COMBATS
Georges
Brassens s'est toujours défendu de tout activisme politique. Il s'est soigneusement
maintenu à distance des hommes et des partis, et s'il a pu tenir des propos à
teneur politique, ceux-ci n'ont jamais visé à soutenir un homme politique. Il faut
à cet égard citer un passage de l'Interview de Jacques Chancel :
Jacques
Chancel : "Politiquement, vous
auriez pu faire une carrière."
Georges
Brassens : "Non, non. Un anarchiste
ne se mêle pas de politique."
Brassens
s'est seulement permis de critiquer quelques partis, et quelques hommes, à
travers sa production écrite et chantée. Il a aussi exprimé de façon plus ou
moins complexe son appartenance à la mouvance des idées anarchistes. Pour
autant que l'on veuille bien concevoir le mot politique au delà de son sens profane
- l'ensemble des hommes et des partis qui comptent dans la démocratie Française
-, on doit donc admettre que Georges Brassens a un parcours politique, en tant
que sympathisant anarchiste, et en tant qu'homme qui a voulu émettre des opinions
à teneur politique. En d'autres termes : non, Brassens n'a pas participé de
près ou de loin au jeu politique ; oui, Brassens a réfléchi et s'est exprimé
sur des sujets politiques, et il a eu des rapports étroits avec la fédération
anarchiste. Il est donc impropre de parler d'apolitisme lorsque l'on cherche à
qualifier Georges Brassens. Nous allons par conséquent retracer les grands
moments de son parcours politique.
LA LIGNE BRISÉE
La
première trace que l'on ait de l'expression d'opinions politiques par Brassens
date de 1943-1944. Cette période correspond à son séjour à Basdorf, dans un
camp de travail du STO. Brassens n'est pas particulièrement hostile aux Allemands
: il est, et a toujours été pacifiste. Mais de là à apprécier qu'on l'oblige à
travailler pour la guerre, qu'on l'oblige à se rendre en Allemagne et à vivre
dans un camp, il y a un pas qu'il ne franchira pas. Avec quelques compagnons de
chambrée, Brassens fonde un parti subversif, qu'ils baptisent le parti des
"briséistes", du nom d'une chanson écrite par Brassens. Il s'agit
sans doute de la première chanson de Brassens qui témoigne de la malice et de
l'inventivité qui nous vaudront plus tard 'la guerre 14/18', où d'autres
chansons d'opinion à la facture sophistiquée. C'est déjà un excellent texte
métaphorique, qu'il faut lire avec attention si l'on veut en comprendre la
portée.
La
Ligne Brisée
Chanson
à tendance géométrique
Sur la sécante improvisée
D'une demi-sphère céleste
Une longue ligne brisée
Mais harmonieuse et très leste
Exécute la danse de Saint-Guy
Exécute la danse (Bis)
Exécute la danse de Saint-Guy
Onduleuse leuse, leuse
Onduleuse elle erre sur l'heure
Nébuleuse, leuse, leuse
Astronomiquement fabuleuse
Scandaleuse, scandaleuse
Et zigzague elle zigzague
Et zigzague donc-on-on
Sur l'air vague, vague, vague
Que cette ligne est indécen-en-en-en-te
Huons-la... (Quatre fois)
Allons-y, un, deux, trois
À mort la ligne qui n'est pas droite
Allons-y, un deux, trois
De se briser qui lui donna le droit
Dites-le-nous, dites-le-moi
On
peut voir dans ce texte le défi d'un homme qui ne veut pas marcher au pas, ou
encore plus généralement une forme de rébellion systématique contre toute
morale imposée, contre les chemins tracés dont on ne peut pas s'éloigner. Il
est très facile de comprendre que la cible de cette chanson est l'ordre martial
qui règne dans le camp. On peut prendre cette phrase "A mort la ligne qui n'est pas droite" au sens premier du terme
: sous la loi martiale, soit on marche droit, soit on est puni. Parfois par la
mort. Mais - à la lumière des textes que Brassens écrira plus tard -, on est
tenté d'y voir une forme de refus généralisé de tout système où l'homme ne
choisit plus ce qu'il veut et ce qu'il peut faire. On peut rapprocher la
métaphore de la ligne brisée de ce vers plus tardif, où Brassens déplore que
" non les braves gens n'aiment pas
que - l'on suive une autre route qu'eux". En outre, Brassens a écrit sur
un coin de cahier : "la ligne qui
voulut triompher de la monotonie mais qui n'y parvint pas parce que ses
ennemis, la stupidité et le rationalisme, étaient supérieures en nombre et en
quantité. Gloire aux Briséistes !".
Toujours
est-il que Brassens, qui est un peu le chef coutumier de sa chambrée - si l'on
en croit Louis-Jean Calvet - propage avec sa bande le mystère de la ligne
brisée. On réalise de petites affichettes sur lesquelles on peut lire "La
ligne brisée, qu'est-elle, que veut-elle ? Les briséistes, que veulent-ils
?". On dessine sur tous les murs des lignes brisées - sortes de serpents
ondulants. L'administration Allemande est intriguée, mais ne parviendra pas à
remonter à la source de la contestation. Irritée par cet épisode, elle prendra
sa revanche en interdisant le port de la barbe aux français. Mais les
Briséistes n'en restent pas là, et ils créent un sigle : PAF - paix au
Français. Et Brassens écrit en quelques heures l'hymne des PAFS.
Les
P.A.F.S.
C'est nous les P.A.F.S.,
Les jeunes philanthropes (Bis)
Qui sommes venus ici
Faire la nouvelle Europe
C'est nous les P.A.F.S. (Bis)
On nous a dit
Que c'était pour la France, (Bis)
Et le plus rigolo,
C'est qu'y a des cons qui l'pensent.
C'est nous les P.A.F.S. (Bis)
On nous a dit
Qu'on s'remplirait le bide, (Bis)
Et le plus rigolo,
C'est qu'au contraire y s'vide
C'est nous les P.A.F.S. (Bis)
On nous a dit
Qu'on gagnerait des fortunes (Bis)
Et le plus rigolo,
C'est qu'on gagne pas une thune
C'est nous les P.A.F.S. (Bis)
Et pour ne pas
Qu'on nous passe à la meule, (Bis)
Sachons fermer à temps,
Sachons fermer nos gueules.
C'est nous les P.A.F.S. (Bis)
Quelques
prisonniers français chantent cet air tous les matins en se rendant à la
prison. Le texte de cette chanson est dirigé contre le régime de Vichy (on nous
a dit que c'était pour la France), et contre le pangermanisme (la nouvelle
Europe). Mais la politique est très vite mise de côté - pour des considération
plus quotidiennes, comme la nourriture, l'argent, ou la liberté d'expression.
Il laisse à d'autres les débats sur les
motifs des guerres justes, et se contente de souligner l'absurdité et l'inconfort
de la situation. Brassens laisse aussi de côté la fierté nationale, puisqu'il
ne réclame pas la victoire aux Français - VAF -, mais la paix aux Français -
PAF.
Ces
deux chansons, qui ne sont pas proprement politiques, mais qui auraient maille à
partir avec la philosophie politique, sont un indice avant-coureur des
convictions anarchistes et pacifistes de Brassens. On peut noter que - pour une
fois -, Brassens s'est prêté au jeu de la contestation en groupe. On ne l'y reprendra
plus, puisque lorsque l'on est plus de deux, on est "une bande de
cons" - comme il le chantera. Pour l'heure, Brassens est le 'roi' des
pafs, le médiateur et le correcteur orthographique de sa chambrée, et il s'en
accommode très bien. Le sigle PAF a été peint en grand sur le mur du fond de la
chambrée, et l'administration du camp ne fait rien pour se renseigner sur eux.
LE CRI DES GUEUX
On
retrouve Brassens en juin 1945. Il fonde à 24 ans, avec deux amis - Emile
Miramont et André Larue - un parti ! Mais il ne s'agit pas d'un parti ordinaire
: son nom résume à lui seul la prétention des trois hommes, tourner en dérision
les partis, et faire l'apologie d'une vie plus simple. Miramont, Larue et
Brassens le baptiseront "parti préhistorique". Les trois hommes ont la
conviction que "le seul retour à la vie primitive doit pouvoir empêcher le
monde de tomber dans la décadence" (biographie
de Brassens par Jean-Michel Brial). Dans le même esprit, ils fondent un
journal, qu'ils appellent "le cri des gueux". Peu à peu, l'équipe est
rejointe par quatre autres hommes. Le projet semble sérieux, puisque l'un
d'entre-eux s'occupe de l'administratif, et qu'un autre est en charge de la
maquette. Les articles et les maquettes affluent bien vite. Brassens écrit des
articles, contrôle l'orthographe, et définit la ligne éditoriale. Nous avons la
chance d'avoir eu accès à un document très précieux, où Brassens détaille le
ton à adopter pour chaque article, et sur plusieurs thèmes. C'est encore
Jean-Michel Brial qui l'a mis a jour :
La
politique: Deux politiques, la bonne et
la mauvaise. Si le gouvernement en fait de la bonne, la suivre (ou faire semblant),
s'il en fait de la mauvaise, lutter contre lui en éclairant les citoyens mal
renseignés à son sujet. Comme le mariage, la politique est une nécessité économique.
Une forme unique de politique serait idéale, mais théoriquement impossible
(pratiquement, c'est la dictature), car les hommes n'arrivent jamais à s'entendre
parfaitement. On ne pourrait supprimer la politique que si tous les hommes
étaient vertueux.
La
religion: Respecter avec fidélité et
conviction les lois de Dieu et de son Eglise mènerait les peuples vers la vertu,
mais aussi vers l'affaiblissement, vers l'abâtardissement, attendu que
l'individu qui tend la joue gauche à celui qui vient de lui flanquer une gifle
sur la droite est un être faible prêt à toutes les concessions et aussi
fatalement à toutes les lâchetés.
Et le
point de vue du poète: Si tous les êtres étaient également bons et
vertueux, la terre deviendrait un paradis, mais un paradis d'où seraient exclus
tous les rêves, toutes les conceptions de la pensée. Peu à peu, la vie ne
serait plus possible pour les êtres supérieurs, seuls les imbéciles,
s'accommoderaient de cela.
Plus de luttes, plus d'efforts, puisque tout s'inclinerait
devant tous.
Le
mariage: Combattre l'idée de propriété
que fait naître l'acte marital dans le cerveau des époux. Insister sur les devoirs
réciproques devant lesquels, pour une union idéale, doivent s'effacer les
droits. L'homme et la femme qui, étant mariés, n'accorderaient chacun de l'importance
qu'aux devoirs de l'un à l'égard de l'autre, formeraient le couple le plus
heureux du monde, le couple idéal. Ne pas considérer son conjoint comme
un meuble, comme un complément, mais comme un être moralement
indépendant auquel il faut, malgré le degré d'intimité que provoque le mariage,
toujours respecter la personnalité et l'humeur. (On comprend mieux pourquoi Brassens a
toujours repoussé, en ce qui le concerne, l'idée du mariage.)
L'éducation
: Combattre les aberrations des parents
et les contraintes qu'ils font subir à leurs enfants. Education physique,
parallèle à l'éducation morale et sentimentale.
L'argent
: Sans intérêt.
La
guerre: Le prestige d'un peuple ne
devrait pas être proportionnel à sa puissance militaire mais, puisqu'il en est
ainsi de par le monde, il est nécessaire d'avoir une armée solide, malgré le
nombre incalculable de brutes que cela fait naître.
La
France - La Patrie: C'est en France, et
par les Français, qu'ont été découvertes toutes sortes d'inventions. On peut
sans ostentation être fier d'avoir la nationalité française. N'oublions pas pourtant
que politiquement la France a toujours été devancée par l'Angleterre, et
artistiquement par l'Italie. Le Français travaille à bâtons rompus mais manque
de persévérance. De ce fait, la France est sociable et admire aveuglément tout
ce qui est neuf, tout ce qui vient du dehors, pour en faire ensuite la réplique
exacte chez elle. Ce qui a fait naître la triste réputation qui n'est pas près
de s'éteindre: les Français sont des veaux. "
Nous
n'allons pas analyser dés maintenant ce texte. Nous voulons seulement retenir
que Brassens a déjà une conception très arrêtée de tout ce qui touche à la
politique et au social. Nous voulons aussi retenir qu'il est prêt à porter un jugement
sur la politique, et à avoir un rôle dans ce qu'il est convenu d'appeler le IVe
pouvoir - dans le discours des politistes. Brassens ne pourra pas utiliser le
journalisme comme forme d'expression : en dépit des multiples prises de contact
avec divers mécènes, le 'cri des gueux' ne trouvera aucun financement. L'équipe
du journal parle en terme d'idéal - de justice, de fraternité -, alors que les
éditeurs qu'ils rencontrent ne connaissent que le mot rentabilité. Brassens
débordant d'idées et d'opinions, Brassens voulant donner son avis sur la
politique, ne pourra donc pas s'exprimer dans les colonnes du 'cri des gueux'.
LE LIBERTAIRE
Mais
une autre occasion se présentera bientôt. Quelques mois plus tard - en 1946 -,
Brassens est introduit par une connaissance à la fédération anarchiste du XVe
arrondissement. Brassens ne tarde pas à se faire reconnaître par les militants
anarchistes de la FA, si bien que Henri Bouye propose à Brassens un poste de
correcteur au marbre - bénévole - dans le libertaire.
Le
libertaire est l'organe central de la Fédération Anarchiste, il est aussi la publication
la plus tirée dans la masse des journaux anarchistes. A l'époque où Brassens y
rentre, c'est un hebdomadaire. En 1946, Le libertaire, tout comme la fédération
anarchiste, sont en plein déclin. Rongée de l'intérieur par plusieurs tendances
antagonistes, et n'ayant pas su tirer profit du climat insurrectionnel de
l'immédiat après guerre, la fédération n'a pas beaucoup d'adhérents. Le
libertaire, qui reparaît depuis 1944, redevient public en 1945. Après moultes
palabres, il retrouve enfin son efficacité en 1946, et parvient à profiter des
événements sociaux. Le libertaire tire alors à 70.000 exemplaires, et est vendu
à 33.000 en moyenne. On vise la politique anti-sociale du gouvernement Blum, on
s'oppose au rapprochement avec la puissance impérialiste américaine, on
soutient les mouvements sociaux...
La FA
adopte en 1947 une résolution qui rend bien compte de ses objectifs : "La
FA doit viser à la généralisation, à la simultanéité et à
l'internationalisation des grèves et des mouvements sociaux. Elle doit conduire
à la grève générale expropriatrice [...]" Gaston Leval publie en 1948 un
ouvrage qui fait état des solutions proposées par une partie des militants de
la FA. Brassens y a nécessairement été confronté. La société future repose
selon lui sur trois piliers : les coopératives, les syndicats et les municipalités.
Très vite, cependant, le climat d'agitation sociale se tasse, et la FA voit ses
adhérents diminuer. Le libertaire se vend lui aussi de moins en moins : il ne
tire plus qu'à 47.000 exemplaires, et se vend à 27000 exemplaires.
Brassens
aura donc connu l'apogée du Libertaire de l'après-guerre, ainsi que le début de
son déclin. Il a vécu dans l'atmosphère et les idées de la fédération
anarchiste, tout en se situant plutôt dans le courant individualiste-pacifiste,
c'est à dire l'aile la plus libertaire des anarchistes. Les deux autres
tendances sont favorables à un renforcement de l'autorité centrale, et à une
meilleure organisation. L'aile la moins libertaire est d'inspiration ouvrière
et anarcho-syndicaliste. Après y avoir officié en tant que correcteur, Brassens
publie une série d'articles dans le libertaire, dont 15 sont attestés par son
pseudonyme - les convictions des anarchistes leur interdisant de signer par
leur nom. Certaines sources tendraient à indiquer que c'est l'intégralité du
journal que Brassens aurait rédigé pendant quelques mois. Mais il est
impossible de vérifier de telles allégations. On peut cependant retenir que peu
d'articles font la chronique de problèmes de fond, et que ces articles semblent
plutôt être un exutoire aux passions anarchistes de Brassens. Brassens s'en
prend à la police, aux Staliniens, aux bellicistes et aux revanchards en tous
genres. Le ton de ses articles est extrêmement agressif, et dégradant pour ses
cibles. Ce journal, Brassens ira jusqu'à le vendre à la sortie du métro, avec
Pierre Onteniente. Brassens passe beaucoup de temps dans les locaux de la
fédération anarchiste, et dans ceux du Libertaire. Mais sa collaboration cesse
assez vite.
Il est
impossible de savoir avec précision pourquoi Brassens a quitté le Libertaire,
un an après y être entré (septembre 46 - juin 47). André Larue pense qu'un désaccord
typographique aurait irrité Brassens au point qu'il aurait claqué la porte. Le
correcteur aurait pris "trop de libertés", en changeant notamment la
police du titre du journal. Marc Wilmet, qui réfléchit à cette question des
années plus tard, en vient à la conclusion qu'il est possible que Brassens
n'ait pas apprécié qu'on lui fasse des reproches. Brassens a en effet écrit des
articles particulièrement haineux, à l'égard de la police notamment. De cette
époque, Brassens gardera quelques amis, et aussi un certain scepticisme,
alimenté par les incohérences et les luttes qui déchirent les anarchistes de la
FA. C'est d'ailleurs la dernière fois que l'on voit Brassens militer pour une
cause.
LA PÉRIODE SCEPTIQUE : AUCUNE COMPROMISSION
A une
exception près - à notre connaissance -, Brassens ne défendra plus ses opinions
politiques que par le truchement de ses chansons. Brassens ne soutiendra plus
la FA qu'une fois, au cours de l'un des galas de la fédération anarchiste où on
l'avait prié de venir chanter, quelques années plus tard. Brassens évite
prudemment de se mêler à Mai 68, alors que d'autres paroliers célèbres prennent
le train en marche :
Brassens
: "[...] je pense qu'en mai 68,
j'aurais été ... je me serais mêlé de ces problèmes, mais en ma qualité d'anarchiste,
je pense que c'était pas mes affaires. C'était les affaires des étudiants. Ce
sont aux étudiants de régler leurs problèmes".
Jacques
Chancel : "On vous l'a reproché".
Brassens
: "Oui mais on reproche tellement de
choses à tout le monde. C'est une vue un peu courte de me reprocher d'être
silencieux. Que voulez vous que je fisse ? Que j'allasse - comme diraient
certains speakers de la télévision - sur les barricades ? On m'aurait reproché
aussi d'essayer - je suis tout de même un homme public - on m'aurait reproché
d'essayer de me mettre en avant. Je pense que les étudiants doivent régler eux
même leur problèmes [...]"
Georges
Brassens continuera de parler de politique et de philosophie à travers son
œuvre, mais sous une forme beaucoup plus subtile, beaucoup plus atemporelle, et
surtout beaucoup plus raffinée: la chanson. Ce mode d'expression se passe - et
il faut le souligner - de toute hiérarchie. Brassens écrit directement à son
public. Les seules contraintes qu'il doit affronter sont celles qu'il s'impose.
La contrainte de la rentabilité est très tôt écartée par la personnalité du
chanteur, et par son succès foudroyant. Cet indépendance financière le préservera
de la compromission. Lorsqu'il écrit ses chansons, Brassens n'a plus de compte
à rendre à un rédacteur en chef, à un mécène ou même à une fédération. Brassens
veut échapper à toute compromission, et la haute idée qu'il se fait de la
chanson le conduit à ne publier que des chansons profondes, réfléchies et
formellement très avancées. On ne retrouvera que rarement dans ses chansons les
plaisanteries faciles et légères qui émaillaient ses articles dans le Libertaire.
En somme, plus de groupe car quand on est plus de deux, on est "une bande de cons"; et plus de
coups de plume à l'emporte pièce, car la poésie est une affaire qui ne se
traite pas à la légère.
Pour
raffinées qu'elles soient, les chansons de Brassens ne laissent pas d'avoir un
impact sur les opinions politiques. Ses chansons font réfléchir - sans doute
plus que ses articles ne pouvaient le faire. Une grande partie de sa production
est censurée par le pouvoir politique, et chacun écoute ce que Brassens a à
dire. Un épisode houleux de sa vie d'artiste en atteste. En 1964, Brassens sort
son dixième disque. Parmi les titres figure "les deux oncles",
chanson que l'on peut trouver dans le CD annexe. Le texte est fort long, et
admirablement écrit. Le thème en est le suivant :
C'était l'oncle Martin, c'était l'oncle Gaston
L'un aimait les tommy, l'autre aimait les teutons
Chacun, pour ses amis, tous les deux ils sont morts
Moi qui n'aimais personne, eh bien je vis encore
Brassens
vise donc clairement les collaborateurs et les résistants, en les plaçant tous
au même niveau de bêtise, car - comme il est dit dans la chanson - "il est
fou de mourir pour les idées".
Nous
allons citer quelques passages particulièrement gênants :
De vos épurations, vos collaborations
Vos abominations et vos désolations
De vos plats de choucroute et vos tasses de thé
Tout le monde s'en fiche à l'unanimité
Qu'il est fou de perdre la vie pour des idées
Des idées comme ca qui viennent et qui font
Trois petits tours, trois petits morts et puis s'en vont
Qu'aucune idée sur terre n'est digne d'un trépas
Qu'il faut laisser ce rôle à ceux qui n'en ont pas
Qu'au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi
Mieux vaut attendre qu'on le transforme en ami
Mieux vaut tourner sept fois sa crosse dans la main
Mieux vaut toujours remettre une salve à demain
On
sait le pacifisme de Brassens. On apprend avec cette chanson que son pacifisme
est plus fort que tout. Le scandale que cette chanson a provoqué est compréhensible
Les journalistes et les auditeurs de Brassens ont sans doute eu beaucoup de mal
à comprendre que Brassens ait conseillé de transformer Hitler en ami ( au lieu
de mettre en joue quelque vague ennemi - mieux vaut attendre qu'on le
transforme en ami), ou encore qu'il ait prétendu que tout le monde se fiche à
l'unanimité du génocide juif et tzigane.
La clé
des opinions si étonnantes de Brassens sur ce sujet est sans doute à chercher
dans la grande capacité de pardon qu'a cet homme. Rien ne lui fait aussi horreur
que la vengeance et la punition. Toujours est-il que le mythe du chansonnier
bourru et désormais presque 'sacré' est logiquement ébranlé par cette chanson.
Le scandale prouve au moins qu'on n'entend pas les chansons de Brassens sans
les écouter. Les journaux de gauche et de droite épinglent la chanson litigieuse,
et Brassens est gêné par ce tapage.
C'est
là la dernière trace apparente - et contextualisée - des manifestations politiques
de la vie et de l'œuvre de Georges Brassens. Il nous reste évidemment un grand
travail scientifique à fournir pour extraire de sa vie et de son œuvre des
contenus politiques qui ne se présentent pas sous la formes d'événements biographiques.
« Nicolas SIX
(Mémoire de DEA - Sciences Politiques,
Université Lille II)
L'intégralité de ce (long) texte est disponible sur : http://brassenspolitique.free.fr