TRAHIR
Normand Baillargeon
Quand la vérité n'est pas libre, la
liberté n'est pas vraie. Les vérités de la Police sont les vérités
d'aujourd'hui.
éJacques Prévert
Etre les esclaves de pédants, quel destin pour l'humanité !
éMichel Bakounine
Intellectueurs à gages...
Gilbert Langevin
Les intellectuels ont un problème : ils doivent justifier leur existence. [] Or il y a peu de choses concernant le monde qui sont comprises. La plupart des choses qui sont comprises, à part peut-être certains secteurs de la physique, peuvent être exprimées à l'aide de mots très simples et dans des phrases très courtes. Mais si vous faites cela, vous ne devenez pas célèbre, vous n'obtenez pas d'emploi, les gens ne révèrent pas vos écrits. Il y a là un défi pour les intellectuels. Il s'agira de prendre ce qui est plutôt simple et de le faire passer pour très compliqué et très profond. Les groupes d'intellectuels interagissent comme cela. Ils se parlent entre eux, et le reste du monde est supposé les admirer, les traiter avec respect etc. Mais traduisez en langage simple ce qu'ils disent et vous trouverez bien souvent ou bien rien du tout, ou bien des truismes, ou bien des absurdités.
Noam Chomsky
On m'a demandé (...) de m'exprimer sur le thème de la responsabilité des intellectuels. Je veux bien le faire, mais je dois dire en commençant que mes idées sur le sujet reposent sur un certain nombre de convictions que je pense raisonnables et légitimes mais qu'il ne me sera pas possible de développer ou de défendre ici comme elles devraient l'être. Ce qui suit sera peut-être pour cela incompréhensible à qui ne partage pas, au moins en partie, ces convictions.
En particulier, cet article repose sur l'idée que le monde dans lequel je vis est intolérable à un grand nombre de points de vue et notamment parce qu'il est oppressif pour une majorité de mes semblables. Je pense encore que ce monde, et ceci est crucial, est largement fondé sur le mensonge et aussi que, dans une substantielle mesure, il ne perdure et ses institutions dominantes ne se maintiennent que par la propagande. Enfin, je dois avouer que je pense, avec Bakounine cité en exergue de ce texte et avec toute la tradition libertaire que, dans une société saine, aucun privilège ne serait d'emblée consenti aux intellectuels et surtout qu'il ne serait pas donné à une élite de mobiliser l'information et de la traiter. Au total, je me méfie donc aussi bien des experts (typiquement de droite) aspirant à servir les tyrannies privées ou l'État et qui me chantent les louanges du marché et de nos institutions dominantes que des intellectuels (typiquement léninistes) de gauche qui me chantent la nécessité d'un Parti aux mains d'une élite éclairée.
Mon argumentaire sera ici le suivant : à une classe de gens ? les intellectuels,
justement - sont consentis des loisirs et des privilèges considérables
permettant, s'ils le veulent, de contribuer à ce que soit connue la vérité sur
certaines questions d'une grande importance. C'est là une tâche modeste, sans
doute, mais bien souvent utile et en certains cas nécessaire. On devrait donc
attendre des intellectuels, et c'est un strict minimum, qu'ils s'efforcent de
rechercher la vérité, qu'ils disent ce qu'ils ont compris à propos de notre
monde et des institutions qui le définissent, et plus encore qu'ils le disent à
ceux que cela concerne et qu'ils s'expriment pour ce faire de manière à être
entendu.
Je soutiens que c'est trop souvent le contraire qui se produit. Selon moi, les intellectuels servent plus volontiers les pouvoirs qui oppressent qu'ils ne les dénoncent et, loin de la combattre, ils contribuent à la propagande des Maîtres. Pire encore : il arrive qu'ils soient les premiers destructeurs et négateurs de ces outils de libération auxquels ils ont un accès privilégié et dont on pourrait penser qu'ils leur sont particulièrement chers (les faits, la raison, la vérité, la clarté, l'éducation et ainsi de suite).
Au total, il arrive donc bien souvent que ce soit précisément chez les
intellectuels que fleurisse l'anti-intellectualisme le plus délirant, celui-là
même dont ils accusent volontiers les gens ordinaires chez qui ils feraient
bien, pour certains d'entre eux au moins, de prendre des leçons tant ils
auraient à y apprendre.
Voilà, exprimé le plus succinctement possible, ce que je souhaite avancer ici. Au total, je suggère qu'on donne au mot intellectuel un sens non trivial mais assez précis pour lui faire désigner un ensemble d'activités de coordination, de légitimation, de diffusion d'idées et de préparation des esprits accomplies typiquement par une classe spécialisée au sein de nos formations sociales. Et je pense qu'on doit alors admettre que ces activités n'ont le plus souvent à peu près rien d'intellectuel, si l'on entend cette fois par ce mot ce qu'on en entend d'ordinaire, avec ses connotations les plus positives et qui renvoient à des choses comme l'intelligence, la rationalité, l'objectivité, la recherche de la vérité, le désintéressement et ainsi de suite.
Pour le dire plus simplement: je souhaiterais que mon lecteur, ma lectrice,
puisse comprendre pourquoi, quand Arthur Schesinger accuse Noam Chomsky de
trahir la tradition intellectuelle dans ses écrits politiques, Chomsky puisse
lui donner entièrement raison mais en précisant que puisque la tradition
intellectuelle en est une de servilité à l'endroit du pouvoir, il aurait honte
de lui-même s'il ne la trahissait pas. Bref: le présent article constitue une
invitation à la trahison.
Je souhaite que mes propos concernent ce monde dans lequel je vis et je ne veux surtout pas m'en tenir à de confortables généralités abstraites et bien commodes dans lesquelles ces débats sont le plus souvent confinés. Permettez-moi donc ici de citer quelques chiffres. Je partirai d'un document non controversé et très récent : le rapport 1999 du Programme des Nations Unies pour le Développement Humain (PNUD).
Dans les pays en développement, aujourd'hui, 1,3 milliards d'être humains n'ont pas d'accès à de l'eau propre, un enfant sur 7 en âge de fréquenter l'école primaire ne la fréquente pas, 840 millions de personnes sont sous-alimentées et 1 milliard 300 millions survivent avec des revenus de moins d'un dollar par jour.
Le rapport nous apprend aussi que l'accentuation
de la supposée mondialisation de l'économie produit des résultats inattendus, du
moins inattendus pour qui prête crédit à la propagande qui nous en chante sans
arrêt les supposées vertus : c'est ainsi que pendant que les revenus per
capita de plus de 80 pays sont inférieurs aujourd'hui à ce qu'ils étaient il
y dix ans, l'écart entre les pays riches et les pays pauvres atteint désormais
des "proportions grotesques", selon l'expression utilisée dans le rapport du
PNUD, qui n'a pas souvent eu de tels écarts de langage. Les pays réunissant le
cinquième le plus fortuné de la population de la Terre disposaient ainsi, en
1960, de revenus per capita 30 fois supérieurs à ceux du cinquième le
plus pauvre. Cette proportion était portée à 60 en 1990 et à 74 en 1995. La
fortune des 200 êtres humains les plus riches équivalait en 1998 aux revenus du
41% le plus pauvre de la population mondiale.
Les pays les plus riches, dont le mien, n'ont pas échappé à cette montée des
inégalités et de l'exclusion. Dans ces pays, les revenus des salariés stagnent
ou déclinent, la richesse s'accroît mais elle se concentre de plus en plus en un
nombre restreint de mains; le Canada, qui avait promis en 1989 d'éliminer la
pauvreté chez les enfants avant l'an 2000, a aujourd'hui 463 000 enfants pauvres
de plus que lorsque cette promesse a été faite et un enfant sur cinq vit
désormais dans la pauvreté. Les soupes populaires se sont monstrueusement
multipliées depuis dix ans et tant d'enfants, à Montréal, mangent en fin de mois
leur seul repas quotidien à la cantine scolaire qui le leur offre que, s'en
avisant, on a cru nécessaire de revoir le calendrier scolaire de l'an prochain
pour assurer que la semaine de relâche d'hiver ne coïncidera pas avec une fin de
mois.
C'est à propos de ce monde que je veux chercher à cerner ce qu'il convient d'entendre par la responsabilité des intellectuels. Pour bien faire comprendre ce que cette question engage à mes yeux, je reprendrai une image à Michael Albert. Imaginons qu'un dieu, lassé de la folie des hommes, fasse en sorte que dans tout cas de mort qui ne soit pas naturelle, tout cas de mort qui résulte de décisions humaines contingentes, le cadavre de ce mort ne soit pas enterré et qu'il ne se décompose jamais mais qu'il soit mis à bord d'un train qui circulera indéfiniment autour de la planète. Un par un, les corps s'empileraient dans les wagons, à raison de mille par wagon; un nouveau wagon serait rempli à toutes les cinq minutes. Corps de gens tués dans des guerres; corps d'enfants non soignées et morts faute de médicaments qu'il coûterait quelques sous de leur fournir; corps de gens battus, de femmes violées, d'hommes morts de peur, d'épuisement, de faim, de soif, morts d'avoir du travail, mort de n'en pas avoir, morts d'en avoir herché, morts sous des balles de flic, de soldats, de mercenaires, morts au travail, morts d'injustice. L'expérience, commencée le 1er janvier 2000, nous donnerait un train de 3 200 kilomètres de long dix ans plus tard. Sa locomotive serait à New York pendant que son wagon de queue serait à San Francisco. Quelle est la responsabilité des intellectuels devant ce train-là ? C'est la question qui m'intéresse. Mais d'abord qui sont ces intellectuels ? Je voudrais être très précis ici. Je vais en effet dire des choses très dures sur les intellectuels; mais ces choses ne valent que pour eux au sens où ma définition les désignera.
Lorsqu'il est question de la "responsabilité des
intellectuels", j'ai en tête la responsabilité qui incombe à une classe
particulière de gens lorsqu'ils se penchent sur un certain nombre de questions
particulières. Et uniquement ceux-là quand il s'agit de ces questions.
Cette classe de gens n'est sans doute pas définie avec une précision
mathématique, pas plus que ces problèmes auxquels on fait référence. Mais on
peut sans doute convenir que le fait d'exercer ses facultés mentales ne suffit
pas à définir l'appartenance à la classe des intellectuels : après tout, il
n'est pas réservé à une élite de penser et les facultés intellectuelles sont
utilisées dans diverses activités qui vont de la réparation d'une bicyclette à
la résolution de problèmes de mathématiques et à la conception d'une
expérimentation scientifique : or ces activités ne sont pas typiquement ce à
quoi l'on pense quand on cherche à préciser ce qu'est la responsabilité propre
des intellectuels. Qui sont-ils, alors? Cette classe est celle dont les membres,
dans ses activités habituelles, font tout particulièrement voire
quasi-exclusivement usage des facultés intellectuelles : le physicien,
l'éditorialiste, le professeur d'université, l'artiste, le savant sont
typiquement ceux que l'on a en tête ici. Mais notez bien qu'on ne pense pas
alors au physicien en tant qu'il fait de la physique, ou à l'artiste en tant
qu'il peint une toile et ainsi de suite; c'est que les intellectuels, dans
l'expression responsabilité des intellectuels, se caractérisent aussi par la
catégorie bien particulière d'objets et de problèmes dont ils traitent. Pour
aller rapidement à l'essentiel, disons qu'il s'agit de questions qui relèvent
notamment du politique, du sens de notre vie commune, des questions qui y sont
débattues, des choix qui y sont faits etc.. Les intellectuels, au sens où ce mot
est entendu dans l'expression: "responsabilité des intellectuels", sont donc
tous ceux qui, ayant des activités intellectuelles dans une sphère particulière
(en tant qu'artistes, savants, chercheurs et ainsi de suite), interviennent dans
la sphère publique et commune où se débattent et discutent des questions comme
celles que j'ai évoquées.
La distinction que je suggère me semble triviale et s'il est vrai qu'elle n'est pas d'une précision mathématique, elle me paraît demeurer valable, utile et non controversée, au moins dans une très large classe de cas. Fallait-il ou non intervenir au Kosovo, l'an dernier ? Voilà sans l'ombre d'un doute une question qui appartient à la classe des problèmes qui sont discutés par les débats entourant la responsabilité des intellectuels. La démonstration du dernier théorème de Fermat, dont on m'assure qu'elle tient le coup, est-elle ou non valide ? À supposer qu'elle se pose - je n'en ai aucune idée - cette question n'est pas de celles dont la discussion relève de cette même catégorie, bien que le sujet et sa discussion soient éminemment intellectuels, cette fois au premier sens du terme.
Poser la question de la responsabilité des intellectuels, c'est donc chercher à
déterminer ce qu'il est moralement souhaitable et pratiquement possible de
demander à ou d'espérer de ces gens dont l'essentiel de l'activité est
spécialisée dans des tâches relevant de l'exercice de la pensée, ce qu'il est
moralement souhaitable et pratiquement possible de leur demander ou d'espérer
d'eux quand ils exercent leurs facultés à propos de ces questions relevant du
politique, du sens de notre vie commune, des choix qui y sont faits et ainsi de
suite.
La réponse à cette question, la réponse élémentaire, banale, minimale et suffisante dans une très large classe de cas, est celle que propose par exemple Noam Chomsky quand il écrit:
À une minorité privilégiée, les démocraties occidentales offrent le loisir, les ressources ainsi que la formation permettant de rechercher la vérité derrière le voile des distorsions et des fausses représentations, de l'idéologie et des intérêts de classe à travers lesquels les événements de l'histoire qui se déroule nous sont présentés.
La responsabilité des intellectuels, dès lors, est plus profonde que ce que Dwight Macdonalds appelle les responsabilités du peuple, compte tenu de ces privilèges uniques dont les intellectuels jouissent. Il est de la responsabilité des intellectuels de dire la vérité et de débusquer les mensonges.
À mes yeux, l'essentiel est dit.
Les intellectuels, si et quand ils choisissent de sortir de la sphère de l'activité spécialisée qui les définit comme intellectuels pour intervenir dans les enjeux sociaux et politiques, devraient examiner le monde dans le respect des normes qui régissent leurs activités habituelles: honnêteté, recherche de la vérité, objectivité et ainsi de suite; ils devraient s'efforcer de conserver le minimum de décence morale qui les définit comme êtres humains; ils devraient enfin s'efforcer de communiquer ce qu'ils ont compris et plus particulièrement de le communiquer clairement à ceux que cela concerne notamment parce que ce qui est en cause les affecte particulièrement et qu'ils sont en mesure de le changer.
Ces conditions sont le plus souvent satisfaites par la plupart des êtres humains dans leurs activités ordinaires. Elles se trouvent par exemple réunies dans une bonne émission de radio ou de télévision dans laquelle on discute de sport. Les gens s'y efforcent notamment d'être rationnels, s'efforcent de ne pas se contredire, évitent de référer à des choses qui n'ont aucun rapport avec le sujet, tentent de réunir de l'information pertinente à la discussion du sujet abordé, d'élaborer des arguments, de les débattre dans une langue compréhensible et ainsi de suite.
Ces conditions sont aussi satisfaites par bien des intellectuels quand ils se livrent à certaines de leurs activités habituelles. C'est impérativement le cas dans ces disciplines qui ont un véritable contenu intellectuel. Le physicien, par exemple, ne peut pas ne pas s'y plier quand il fait de la physique et tout manquement à cet égard l'exclut de la communauté scientifique.
Ma conviction est que ces conditions ne sont que trop rarement satisfaites par les intellectuels lorsqu'ils abordent ces questions qui sont concernées dans les débats sur leurs responsabilités. Si j'ai raison en ceci, et puisque des champs entiers de la vie intellectuelle, des disciplines entières de la vie académique sont voués en tout ou en partie à l'examen de questions qui engagent les responsabilités des intellectuels, il s'ensuit aussi que dans une substantielle mesure des pans entiers de la vie intellectuelle ne s'élèvent pas au niveau des Amateurs de Sports.
Cette dernière affirmation, je le sais bien, apparaîtra comme scandaleuse. Je la pense pourtant en grande partie exacte et je suis convaincu que sa part de vérité est crucialement importante. Des disciplines comme la science économique, par exemple, à proportion qu'elles concernent les questions dont je traite ici, sont dans une large et significative mesure une entreprise de justification de l'ordre établi. De même, la célèbre affaire Sokal a démontré de manière très convaincante que des pans entiers de la vie de l'esprit pouvaient se fonder sur la fraude et l'imposture intellectuelle. Tout cela n'est d'ailleurs pas tellement étonnant. C'est qu'à s'en tenir aux normes intellectuelles ordinaires, à celles qui prévalent au moins largement dans la vie quotidienne, à celles qui prévalent dans les disciplines ayant un contenu intellectuel véritable, on découvre bien vite, comme le dit Chomsky dans l'exergue de ce texte, qu'on ne sait que peu de choses et, plus encore, que ce peu de choses n'a qu'un rapport ténu avec les problèmes et les questions sur lesquelles les intellectuels doivent se montrer responsables. La notion de marché élaborée par l'économie, par exemple, n'a que peu de rapport avec le monde dans lequel on vit, n'est que de peu d'incidence pour décrire et comprendre ce qui se passe dans ce monde. En fait, il est le plus souvent le cas que les savoirs, modestes et limités dont nous disposions pour penser le monde des affaires humaines et pour aborder la plupart des difficiles problèmes qu'il nous pose, que ces savoirs, donc, n'aient qu'un intérêt et une pertinence fort limités pour traiter de ces problèmes. Prendre acte de cela devrait amener à une très grande modestie et placer les intellectuels dans la situation qui est celle de la plupart des gens engagés dans des activités pratiques et s'efforçant de s'informer, de juger au mieux, de faire preuve de prudence. Mais cette conclusion est inadmissible pour bon nombre d'intellectuels et elle ne constituerait pas une justification acceptable des privilèges qui leur sont consentis. Il vaut donc mieux, quitte à ce que cela soit faux, prétendre disposer d'un savoir décisif, profond et bien entendu inaccessible au commun des mortels. Dans ce dessein, diverses avenues sont possibles, qu'empruntent allègrement bien des secteurs de la vie intellectuelle de mon temps, par quoi elle ressemble à de la sorcellerie.
L'affaire Sokal a récemment bien mis en évidence quelques-uns des procédés couramment utilisés dans le recours à la science comme instance de légitimation. Je suis pour ma part frappé - mais je n'ai pas la place de développer ici cette idée - de l'existence et de l'efficacité de ces subtils mécanismes de régularisation institutionnelle qui assurent que, de l'intérieur même de ces disciplines à haute portée idéologique, diverse questions et divers problèmes ne puissent simplement pas être abordés. En fait, pour être franc, je pense qu'être formé dans certaines disciplines (sociologie, politique, éducation et ainsi de suite) c'est en partie au moins avoir assimilé cet ensemble de normes et de valeurs par lesquelles on adhère à une vision du monde et de la vie intellectuelle qui autorise que certaines questions soient débattues et qui interdit que d'autres le soient. Orwell a écrit quelque part u'un animal bien dompté saute dans le cerceau dès que claque le fouet mais qu'un animal parfaitement dompté n'a plus besoin du fouet. Un intellectuel bien éduqué est celui qui n'a pas besoin de se faire rappeler qu'il y a des sujets dont il ne conviendrait pas de parler.
Suite au prochain N°
Revenons aux questions sur lesquelles nous nous demandons comment se comporteraient des intellectuels responsables quand ils les abordent. Je pense qu'il ne faut pas s'étonner de ce que, loin de reconnaître la modestie du savoir dont ils disposent, ils parlent comme s'ils disposaient d'un savoir profond, incontournable et décisif; de ce que loin de s'adresser à ceux qui sont concernés par le sujet dont il parlent, ils se parlent entre eux; de ce que loin de s'efforcer d'être compris, ils s'expriment dans une langue souvent ésotérique et obscure. Ces intellectuels ont parfaitement compris ce qui assure d'obtenir des privilèges parfois importants et ce qui garantit qu'on n'y ait pas accès.
Intellectuellement, les résultats sont souvent risibles.
Pour en rester à des productions récentes, plusieurs intellectuels (Français, notamment) semblent soutenir qu'un résultat mathématique très abstrait et plutôt difficile à démontrer, le théorème de Gödel, constitue une clé déterminante pour aborder nos problèmes politiques et sociaux . Je dis bien : "semblent soutenir" parce que je dois l'avouer: je suis à peu près incapable de comprendre ce que racontent ceux qui développent de telles idées ou encore le lien qu'ils établissent entre ce théorème et ces conclusions auxquelles ils aboutissent.
Quoi qu'il en soit, à en croire ces gens, il serait de ma responsabilité, si je souhaite comprendre le monde dans lequel je vis et contribuer à diminuer les souffrances que j'y découvre, de me précipiter sur le théorème de Gödel et surtout d'étudier ce qu'en racontent Régis Debray ou Michel Serres. Je ne le ferai pas, bien entendu. Ce que je comprends du théorème de Gödel m'incite à penser qu'il y ait bien peu de chance que cela ait un quelconque rapport avec les questions qui m'intéressent quand je m'efforce d'assumer mes responsabilités d'intellectuel; ce que j'ai lu de Debray ou de Serres m'a amplement suffi pour conclure que je perdrais très probablement mon temps. Mais notez ici combien c'est ma position qui est à présent malaisée, dans la mesure où c'est moi qui dois me justifier de mon refus de prendre en compte ce que je juge comme des sottises, moi qui suis sommé de justifier ce jugement et ainsi de suite.
Pour être honnête et exhaustif, il faudrait ici des pages et des pages d'argumentaire. Jacques Bouveresse a eu la grande patience de démonter quelques-unes de ces étranges constructions qui allèguent de l'importance capitale du théorème d'incomplétude pour les questions sociales et politiques. Je lui lève mon chapeau. Je n'ai ni le goût ni la force d'entreprendre un tel travail, qui me semble de surcroît à peu près inutile, inutile pour la même raison qui fait que je n'ai rien à dire à des gens qui discutent de la couleur de l'aura des fantômes. Je n'ai donc nullement l'intention, non pas d'étudier le théorème de Gödel, qui est réellement une percée intellectuelle passionnante, mais de lire ce que ces gens-là (Debray, Serres ou d'autres du même tonneau) en racontent. Et je ne pense pas que ces carences manqueront cruellement à ma compréhension du monde dans lequel je vis.
Tout près de nous, un intellectuel québécois soutient pour sa part que le relativisme, entendu en divers sens du terme - mais je n'ai pas tout compris ici non plus et je ne pense pas qu'on puisse comprendre ce que ce monsieur raconte - permet de conclure que, sur le plan politique, il n'y a rien à faire et surtout pas à essayer d'améliorer le monde dans lequel on vit. Il faudrait ici encore plusieurs centaines de pages pour redresser tout cela et je n'ai ni le temps ni la force de m'atteler à une telle tâche, au demeurant elle aussi à peu près inutile. On hésite : faut-il rire ou pleurer? Pour reprendre une image à Voltaire, mes contemporains marchent, la nuit, dans une sombre forêt et n'ont que la petite bougie de la raison et de l'empathie pour se guider. Or voici que des intellectuels, de manière plus marquée encore depuis trois décennies, leur suggèrent de l'éteindre et leur assurent que s'ils le font, ils y verront bien mieux.
On pourra penser qu'il serait intéressant et souhaitable de demander leur avis
sur la question aux gens qui souffrent des institutions de notre monde sur cette
étrange idée qu'il ne faut surtout pas essayer de les changer. Mais l'opinion
des gens n'est pas une chose que les intellectuels prennent volontiers en
compte. En fait, il est une autre conviction largement répandue chez nos élites
et chez bon nombre d'intellectuels selon laquelle le commun des mortels ne peut
comprendre que ce que Reinhold Niebuhr appelait "des dogmes justes, des symboles
et des sursimplifications émotionnellement efficaces" et des "illusions
nécessaires" .
Il suffira donc peut-être de dire aux parents des enfants de Montréal qui ont faim qu'un mathématicien de génie a démontré que si on cherche à améliorer leur sort, on l'empirera.
Parmi les stratégies de légitimation utilisées par les intellectuels, une place à part doit être faite à celle que j'évoquais plus haut et qui consiste à arguer de la possession d'un savoir assurant à son détenteur une perspective privilégiée sur l'ordre des choses et qui permet, éventuellement, de prescrire ce qui doit être. Voici par exemple comment un intellectuel contemporain, au Québec, formulait récemment cet ensemble d'idées.
[...] l'intellectuel, dans notre civilisation, grâce à la culture et singulièrement grâce à la littérature, [...] a pris le relais des prophètes. [...] [il] définit, pour le présent, la valeur de l'héritage culturel, [...] sa méditation sur la statuaire égyptienne ou Les Pensées de Pascal, autorise un écrivain à se mêler des affaires du monde, à engueuler le tyran, à reprocher au peuple sa légèreté, son aveuglement, sa bêtise.
Il faudra qu'on m'explique en quoi la connaissance de la statuaire égyptienne ou des Pensées de Pascal autorise tout ce qu'on nous assure qu'ils autorisent: engueuler le tyran et ainsi de suite. Car il me semble qu'on peut fort bien être le meilleur expert au monde des statuaires égyptiennes et être aussi un grand ami du tyran et qu'il n'y a entre ces deux états aucune incompatibilité, loin de là, si j'ose dire.
On peut tout à fait connaître la littérature et même l'enseigner et être du côté des tyrans. Dans son texte, Jean Larose, puisque c'est lui l'intellectuel dont je parle, se contente de répéter, sur ce ton hautain et pompeux qu'affectionnent les intellos, que la possession de la " haute " culture fonde chez qui la possède une perspective permettant de juger du point de vue de l'héritage humaniste le monde dans lequel on vit et donc de dire leur fait aux puissants.
Le plus drôle, mais je n'ai pas du tout envie de rire, est que notre auteur aboutit alors à cette conclusion que la menée de l'OTAN au Kosovo, qui se déroule pendant qu'il prononce cette conférence sur la responsabilité des intellectuels, est une guerre humaniste et de compassion, une juste nécessité.
Il faudrait au moins être George Orwell pour commenter cela et je suis pour ma part incapable de simplement dire comment on pourrait procéder, ce monsieur et moi, pour avoir une discussion rationnelle sur le sujet dont il parle. Il n'y a donc guère de doute qu'il soit un grand intellectuel puisque toute discussion avec lui est impossible : on ne peut que l'admirer et envier ce précieux savoir dont il est le détenteur.
Comment lui faire comprendre ce qu'est un non-sequitur ? Comment lui dire, gentiment, que les êtres humains qui ne sont pas des intellectuels, quand ils parlent de sujets communs et ordinaires, s'efforcent de ne pas s'auto contredire instantanément et qu'ils y parviennent généralement ? Comment lui faire remarquer qu'il se contente d'ânonner les arguments de l'OTAN en leur donnant un vernis pompier voire en allant plus loin que l'OTAN puisque Larose déplore le refus de nos foudres de guerre d'aller au sol? Comment discuter avec lui de ce qui s'est vraiment passé au Kosovo ? En fait, j'ai toutes les peines du monde à envisager que ce spécialiste de la littérature puisse être capable de simplement considérer qu'il existe une telle chose que des faits et qu'il peut être pertinent de les examiner dans une pareille discussion.
Du point de vue des normes intellectuelles, les Amateurs de Sport constituent vraisemblablement, pour ce monsieur, un idéal inaccessible. Mais le plus troublant est sans doute que ces intellectuels dont je parle ne manquent jamais de reprocher au commun des mortels leur anti-intellectualisme. Je voudrais m'attarder un peu à cette idée.
À mon sens, du moins dans la majorité des cas, ce ne sont pas les idées, la vie intellectuelle ou l'intelligence que les gens n'aiment pas et rejettent mais bien ceux qui les portent et la manière dont ils les portent. Et en ceci, ils ont bien raison.
Mieux, et, pour le dire franchement, on trouve souvent bien plus de respect pour la vie de l'esprit et pour les valeurs intellectuelles parmi les gens ordinaires que chez les supposés intellectuels qui les dénigrent. Car enfin, qui est le plus respectueux de la vie de l'esprit ? Cette cohorte de porte-voix des puissants ? Ces semi-lettrés de l'économie qui ne savent que répéter que le marché est bon et que le marché est beau ? Les MBA ? Tous ces spécialistes des outils de gestion et de coordination sociale chez qui, de manière prépondérante, l'ignorance de la culture le dispute à son mépris ? Ces universitaires qui adhèrent à des bêtises sans nom, qui se livrent à des activités intellectuellement insignifiantes ou qui oeuvrent dans des secteurs de supposée recherche dont l'idée même est une insulte à l'intelligence ? Ces savants penseurs qui passeront leur vie à répéter ce que d'autres ont dit avant eux ? Ces intellectuels qui tiennent Jacques Derrida pour un philosophe ? Ces penseurs qui vénèrent Bernard-Henry Lévy ou Alain Finkielkraut ? Ces postmodernes de tout poil qui clament l'équivalence de tous les récits, y compris celui de la science ? Ces relativistes qui pensent que Gödel permet de démontrer qu'il ne faut surtout pas se battre contre les injustices et les horreurs qu'engendrent nos institutions et que tout effort en ce sens est démonstrativement voué à engendrer le pire ? Certains de ces profonds théoriciens de la sémiologie, de ces profonds théoriciens de l'art, de ces profonds théoriciens des sciences de l'éducation et de tant d'inénarrables entreprises dont l'existence même demeurera jusqu'à mon dernier souffle un profond mystère ? Les praticiens de ces nombreuses disciplines dont le contenu varie selon le pays, selon l'université dans le même pays, selon le professeur dans la même université ? Ces spécialistes des sciences politiques, aux États-unis, qui n'étudient pour ainsi dire jamais les Dossiers du Pentagone ou les liens tissés chez eux entre les milieux d'affaires et les centres de décision ? Le grand public américain qui considère que l'invasion du Vietnam fut un crime, une opération immorale ou les intellectuels et les coordinateurs pour qui la présence américaine au Vietnam était un geste de générosité qui s'est hélas trop prolongé? Tel chauffeur de taxi de Montréal qui n'a jamais cru que la guerre au Kosovo puisse être autre chose qu'un acte d'agression ou Jean Larose qui y voit, exactement, comme l'OTAN et parfois dans les mêmes termes que son appareil de propagande, une guerre humanitaire ? Ce même chauffeur de taxi ou Bernard Henry Lévy? Jean Baudrillard qui assure que la Guerre du Golfe n'a pas eu lieu et qu'elle ne fut qu'une représentation ? Ou le jeune Irakien qui a reçu un missile sur la gueule ? Ou ces centaines de milliers de gens, dans ce pays, qui sont morts à la suite de l'embargo qui n'a sans doute jamais eu lieu et qui a suivi cette guerre qui n'a pas eu lieu ? Le grand public, chez nous, qui demeure attaché à ce minimum de décence de civilisation que constitue un système de santé universel et gratuit qui dispense des soins indépendamment de la capacité de payer ou tous ces bons intellectuels, journalistes, éditorialistes, fonctionnaires, bureaucrates, politiciens et autres salauds qui prônent le retour à la barbarie de la privatisation des soins de santé ? Fantômas se vantait de ses crimes; Savantas leur trouve des excuses, disait Prévert. Intellectus les justifie.
Pour ma part, j'ai plus d'une fois vérifié qu'on trouve cent fois plus de vie intellectuelle chez les gens qui ignorent jusqu'à l'existence de tous ces savants penseurs que je viens d'énumérer que chez ceux-là ou ceux qui les lisent, commentent, vénèrent.
De même, on trouve souvent chez les premiers bien plus de liberté dans l'exercice de la pensée, bien plus d'aptitude à l'autonomie de la réflexion, bien plus surtout de cette humanité et de cette empathie sans laquelle la pensée est mutilée.
Ce qui au demeurant est tout sauf étonnant. Les intellectuels sont la première cible de la propagande que secrète notre monde et ils remplissent excellemment la fonction que les institutions dominantes leur confie en détournant l'attention du public des véritables enjeux qui le concernent, en le privant des moyens de se défendre, en aidant à formuler et à articuler les consensus des puissants.
Ils en retirent de grandes satisfactions et de grands avantages en termes de
prestige, de pouvoir, d'argent, de colloques dans des lieux chic et ainsi de
suite.
Mais on peut aussi choisir de trahir, refuser de servir cette culture de la mort et du mensonge qui exige qu'on se mette sans réserve à son service. Il y a un prix personnel à payer pour ce faire; mais il y a aussi de grandes joies à en attendre.
Que devraient faire les intellectuels, ici et maintenant? Ce que je réponds à cette question, je pense, se laisse assez aisément déduire de ce qui précède.
Les intellectuels devraient aborder les questions politiques et sociales avec les normes et les valeurs intellectuelles qui prévalent dans leurs secteurs d'activité, si tant est qu'elles en aient. Ce faisant, ils sont susceptibles d'apporter une contribution originale et spécifique aux problèmes dont ils traiteront : en particulier, dans un monde largement dominé par des intérêts particuliers et à courte vue, ils introduiront dans les débats des perspectives à plus long terme et feront jouer l'effort pour tendre vers l'objectivité contre les intérêts corporatistes de toute sorte. Ils devraient encore faire la preuve du caractère irremplaçable des contributions de la raison, du respect des faits , de l'honnêteté, de la clarté. Prenant ensuite acte du fait que les enjeux et les problèmes humains sont largement sous-déterminés par les savoirs, ils devraient inviter au débat, aux échanges, à la discussion. Pour ce faire, ils devraient aller vers les gens et s'adresser à eux de manière à en être compris. Ils apprendraient alors d'eux, bien souvent bien plus qu'ils ne leur apprendront. Je veux insister sur cette idée et pour ce faire m'inspirer d'une intéressante distinction avancée par Kant en esthétique - et je ne ais que m'en inspirer, ne prétendant aucunement que mon usage de ce distinguo soit kantien.
Kant, on s'en souviendra, pose que de certaines questions, on peut disputer : ce sont typiquement celles à propos desquelles il y a un véritable savoir. Dans l'éventualité d'un désaccord entre vous et moi sur les modalités de la chute d'un objet donné, nous aurons une dispute qu'il sera possible de trancher - merci Newton. Mais, ajoute Kant, de certaines autres questions il n'est possible que de discuter : on avance des arguments, sans doute, mais ils ne reposent pas sur un savoir concluant et décisif bien qu'il soit possible de faire à propos de ces questions des progrès dans et par l'argumentation. Les jugements esthétiques sont typiquement des propositions dont on discute. Je pense que les questions dont parlent les intellectuels quand ils assument leurs responsabilités sont de celles dont on doit discuter et qu'il leur revient de rendre possible les discussions, notamment en étant clair, en informant, en se faisant pédagogue et ainsi de suite. Mon opinion, on l'aura compris, est que bien des intellectuels font comme si on avait disputé et qu'ils avaient pu trancher.
Tout ceci est minimal et me paraît aller de soi. Ce qui suit l'est moins, mais j'en suis venu à le penser- il se pourrait que je me trompe, je n'en sais rien : à mon avis, des années de propagande et de matraquage idéologique et économique ont laissé les gens non seulement isolés (et c'est pourquoi les intellectuels devraient tout mettre en oeuvre pour les approcher) mais aussi, il me semble, cyniques parce que persuadés que tout changement pour le mieux est désormais impossible. En ce sens, il ne sert plus à grand chose de faire simplement état de la misère du monde : cela est su, connu, et surtout vécu, à tout le moins par ceux qui ne fréquentent pas les hautes sphères où se tiennent les Importants. J'en suis donc venu à penser qu'il est de la responsabilité des intellectuels de proposer des modèles alternatifs qui soient tout à la fois attirants, plausibles et mobilisateurs. En particulier, je m'efforce à cette fin, depuis quelques années, de faire connaître un modèle d'économie participative imaginé par Robin Hahnel et Michael Albert.
Bien entendu, il va de soi que se livrer à de telles activités constitue une trahison de la tradition intellectuelle.
Tant mieux...