VOX POPULI VOX DEI
ou les "LITURGIES DEMOCRATIQUES"
L'élection des peuples est une chose fréquente quand des dirigeants politiques mécontents souhaitent dissoudre le peuple et en “élire un autre” (Brecht, 1953).
L'association des mots “liturgies” et “démocratiques” provoque moins le paradoxe que la redondance.
En effet, étymologiquement “liturgie” signifie “action mise au service du peuple”…
Si, historiquement, la démocratie s'est définie contre l'église catholique notamment, en Europe (luttes de la Révolution française en France et ailleurs, luttes armées des carbonari contre les estaffiers séculiers du pape, guerres en Espagne), ses habitudes de fonctionnement et ses valeurs sont loin d'être indépendantes des normes religieuses héritées d'un lointain passé.
Et dans un monde où les “Européens vivent comme si Dieu n'existait pas” (selon un connaisseur : Jean-Paul II) l'athéisme, de fait, pourrait bien expliquer la crise actuelle.
Abécédaire
"des croyances
démocratiques"
Voici un
recensement de quelques mots-clés de la démocratie politique. Pour chacun d'eux
j'essaierai de rappeler le vieux fond religieux qui en sous-tend l'usage et
l'efficacité au moins symbolique.
ANATHEME
(ou EXCOMMUNICATION)
Voir SUFFRAGE UNIVERSEL.
BALLOTTAGE : Favorable ou non : sorte de purgatoire en plus dur ; le
favorable permet l'accès au paradis, le défavorable conduit en enfer !
BOULE (de vote) : Sans rapport avec le précédent. Permet d”'opiner” :
blanche pour avis favorable, noire pour l'inverse. Pratique commerciale,
judiciaire, médicale et universitaire, donc héritée aussi de I'Eglise
catholique.
BOURRER (les urnes) : L'abréviation est déconseillée (cf B... OULE).
BULLETIN (de vote) : Permet d'opiner (à un référendum) ou de désigner un
éligible (scrutin de liste ou uninominal).
CAMPAGNE (électorale) : D'où l'expression “battre la campagne”. Il arrive
que des candidats battus et machos battent leurs compagnes, mais ceci est une
autre histoire.
CANDIDAT : A Rome celui qui briguait une fonction revêtait pour cela une
toge blanche (candida). En ressort l'idée que l'impétrant est pur, mais que
l'obtention du poste de pouvoir convoite un bon salaire ... Pessimisme profond
ou analyse lucide des institutions ?
CONSULTATION (électorale) : A mettre en rapport avec la consultation
médicale ; elle vise a purger le corps de l'électeur de ses mauvaises humeurs.
DEPOUILLEMENT : Epreuve à caractère initiatique : il faut “dépouiller le
vieil homme' pour qu'un autre puisse renaître à sa place. Le radical du mot est
“poux”, ce qui explique que les scrutateurs cherchent parfois la petite bête.
DROIT DE VOTE
Voir SUFFRAGE UNIVERSEL.
ELECTION : Bien avant de traduire des formes communes d'expression démocratique, c'est le concept religieux de la séparation du pur et de l'impur, du sacré et du profane.
Dieu a élu Abel et éliminé Caïn. En fait
des individus ou des peuples se sont proclamés élus par les dieux qu'ils avaient
eux-mêmes élus : la dirigeante sioniste Golda Meir dans ses “Mémoires”
proclamait que les juifs étaient le seul peuple à avoir élu ... le dieu qui les
arrangeait le mieux. Et aussi le peuple allemand élu par la “providence” selon
“Mein Kampf”. Ne pas oublier la plaisanterie : “Quel peuple élu ? On n'a pas
voté …"
L'élection des peuples est chose fréquente quand des dirigeants politiques
mécontents souhaitent dissoudre le peuple et en “élire un autre” (Brecht
1953).
L'élection “démocratique”, “onction” du suffrage universel, n'est qu'un cas très
particulier et rare des élections, qui ne signifient en général que des choix
plus ou moins arbitraires et hasardeux. En France le candidat J. C. (!) a été
élu par 82,21% des votants au second tour, avec plus de voix de “gauche” que de
voix de droite et par un nombre supérieur de ces voix à celui des votes qui
s'étaient portés sur Jospin au premier tour (“Le Monde” 07/5/2002, page
1). Il s'agit au moins d'un “miracle”.
ISOLOIR : Fascine les petits garçons (les petites filles, je ne sais pas)
comme jadis les jupes des femmes et les soutanes des prêtres. Idée indéracinable
que ce qui se fait en cachette doit être MAL ! Dérange l'exigence de pureté,
évoque le double jeu et la trahison. Pendant toute sa grande période, au Parti
communiste on “votait” à main levée.
Evoque irrésistiblement le confessionnal auriculaire et son cortège de turpitudes. Le “billet de confession” permettait de se présenter légalement à la “Sainte Table”, le bulletin de vote permet d'honorer la fente de l'URNE (cf ce mot) et de passer à ses propres yeux et à ceux des autres pour un bon citoyen. Le devoir électoral s'est substitué à la communion et le bulletin à l'hostie avec inversion du sens de la transaction.
MANDAT : Le christianisme est une gigantesque usine à gaz où “Dieu”
distribue et délègue à l'infini des parts de gâteau de plus en plus petites mais
contenant toutes l'essentiel, du Père au Fils, à l'apôtre, à l'évêque, au
prêtre, à l'hostie pour le fidèle. La volonté de “dieu” se dispense et se répand
comme celle du peuple dans le suffrage universel.
MANIFESTATION ou MANIF (en Europe orientale “DEMONSTRATION”) :
Evoque irrésistiblement la procession catholique.
Que l'on crie “Des sous Charlot” ou “Mon
dieu faites qu'il pleuve (ou qu'il arrête de pleuvoir)”, c'est pareil. A Paris,
des parcours tels que République-Nation, République-Bastille et Bastille-Nation
témoignent de l'imagination de la Préfecture de Police autant que de
l'imaginaire des masses marcheuses, lycéennes, étudiantes, kurdes, rollers ou
techno. On n'est jamais loin de “la croisade des enfants”. L'origine protestante
de certains les aurait rendus allergiques à la grande messe du 1er mai 2002 (les
journaux).
PROMESSES (électorales): “N'engagent que ceux qui y croient” (Saint
Charles Pasqua).
PROPAGANDE : Toute opinion politique comme toute croyance religieuse tend
à se propager. L'erreur de toute propagande n'est pas tant d'être fausse que de
vouloir convaincre et endoctriner.
Le terme vient du latin moderne “propaganda” le mot a été introduit comme terme religieux dans la “Congregatio de propaganda fide” instituée le 22juin 1622 par le pape Grégoire XV, sur un projet de Grégoire XIII pour répandre la religion catholique. C'est vers 1790 en France que le mot a pénétré le langage politique pour désigner une association ayant pour but de propager certaines opinions politiques (LE ROBERT Dictionnaire historique de la langue française Alain Rey 1998).
REPORT DES VOIX (du premier tour au second) : C'est le principe des
“indulgences”.
SCRUTIN : Emprunté au bas-latin “scrutinium”,”action de fouiller” qui se
spécialisa dans le vocabulaire ecclésiastique pour désigner l'examen des
opinions religieuses ; il dérive du latin “scrutari' qui a donné 'scruter”.
On trouve “faire scrutine” pour
“procéder à une élection par vote secret” (vers 1260). L'acception électorale
est substituée au sens religieux au XVIIIème siècle. On opposait “scrutin
couvert” (secret) à scrutin découvert (LE ROBERT Dictionnaire historique de la
langue française Alain Rey 1998>. “Couvert” signifie “huis-clos” dans la
franc-maçonnerie.
SORT (tirage au) : Mode d'élection pratiqué dans l'Antiquité. L'heureux
élu était obligé de s'acquitter de la tâche qui lui tombait dessus. Là où la
méritocratie témoigne d'une grande méfiance à l'encontre des citoyens, cette
procédure me paraît rayonnante d'humanisme.
SUFFRAGE
: Du latin classique “suffragium”, tesson de poterie servant au vote. Le mot
prend en latin médiéval le sens de “soutien, aide” (VIème s.) et se
spécialise dans le vocabulaire juridique et religieux, signifiant “province
ecclésiastique”, “intercession d'un saint auprès de Dieu” (XI0 s.),
“prière” (X10 s.), “prestation en nature” (X10 s.).
Il semble bien que “suffragium” soit dérivé de suffragari, “voter pour, soutenir
une candidature”. Terme religieux attesté isolément au sens de “prière” (1289,
suffrage d'oraison), suffrage a été réemprunté au pluriel (1374) pour désigner,
dans la liturgie catholique, une prière d'intercession adressée aux saints, à
l'office de laudes ou de vêpres. Il a repris à l'époque classique le sens plus
général de “prière” (1616)... ; “suffrage des saints” s'est dit de l'aide
apportée aux croyants (XVème s.) ... Les vieux emplois du mot sont
sortis d'usage au cours du XvllIème siècle.
Retrouvant un sens du latin classique,
“suffrage” désigne depuis 1355 le vote par lequel on fait connaître son opinion
favorable dans un choix, une désignation politique ou juridique. Le mot acquiert
un fréquence très accrue avec la Révolution dans des expressions comme suffrage
universel (1765 pour l'expression, 1792 pour sa mise en oeuvre), puis sous la
IIIème République suffrage direct,indirect (1936) (D'après LE ROBERT
Dictionnaire historique de la langue française Alain Rey 1998).
SUFFRAGE UNIVERSEL : Jusqu'à quel point tout le monde est-il inscrit sur
les listes électorales (a le droit de voter) ?
Le corps politique souverain se définit comme la communauté des fidèles – la
communion des Saints! –, par des contours. On est dedans ou dehors et pour que
certains soient dedans il faut nécessairement que d'autres soient dehors. D'où
les débats : les animaux ont-ils une âme ? et les noirs ou les indiens ? et les
femmes ? et les enfants ? et à partir de quel âge ?
Dans les systèmes de castes, chacun est dans une caste et personne en dehors de la société, encore qu'on pourrait se demander si les “hors-castes” constituent encore une caste.
Mais c'est précisément la démocratie élective qui pose l'exclusion du corps électoral, soit par sanction, soit par “nature” (cf la distinction entre “être privé de ses droits civiques” comme les criminels ou “être privé de l'exercice de ses doits civiques”, comme les militaires français jusqu en 1945). L'absence de “dieu” ou de prophètes rend l'exigence latérale, horizontale de conformité, encore plus forte. Les démocraties se socialisent toujours davantage. La devise encore féodale “Un pour tous, tous pour un” ne peut que se corrompre et se dégrader en “Un pour tous, tous pourris” (Coluche). La démocratie approfondit la perspective de l'anathème et de l'excommunication ; elle se paye, contre les idées reçues, de diverses diabolisations (“les affaires” ou “le fascisme”, l'un n'excluant pas les autres).
TOUR de scrutin : Echéance électorale, cf: des expressions imagées comme
“jouer un tour”, “tour de cochon”…
TRIANGULAIRE : Le schéma de la sainte trinité. Cherchez le “tertium
gaudens”.
TRIBUN : Pendant laïque de prophète. La puissante figure barbue de Jaurès
n'est pas sans évoquer un personnage de l'Ancien Testament. Des recherches
récentes ont révélé le caractère religieux du bonhomme.
URNE : Ce meuble évoque le “tronc” de l'église. Ce sens économique,
parfois grivois (on disait d'une princesse qu'elle était un tronc qui acceptait
toutes les offrandes) ne connaît d'emploi rival que funèbre. Argent, amour et
mort : comme quoi, voter, c'est mourir un peu.
VETO : Vote négatif, symboliquement exprimé par l'inversion des lettres
du mot vote.
VOTE (VOTATION en Suisse) : Le parcours initiatique du vote reproduit
celui du “christ”, médiateur universel, selon une prière connue : Je crois au
seul suffrage universel, expression logique de la volonté générale Je crois au
seul message du bulletin de vote, dont chacun est le suffrage de tous. Esprit,
il s'est fait papier, a été pris sur la table, a traversé les épreuves des
propagandes et des sondages, a été mis et couvé dans l'enveloppe à l'abri des
regards indiscrets. Il descend dans le trou de l'urne comme l'opinion droite
fond sur l'esprit de chacun pour le bien commun.
Blanc, nul ou exprimé, son mystère resplendit dans l'urne transparente où sa présence révèle déjà la volonté du peuple encore inconnue.
A la fin du scrutin il est sorti de l'enveloppe, exposé et dépouillé au grand jour, révélé et comptabilisé.
Le résultat dont il participe vient rejoindre ceux des consultations précédentes et attester l'expression de la volonté du peuple souverain. Son message sera invoqué pour dire la Loi.Je crois en la Loi qui procède du bulletin de vote de chacun et de la volonté de tous. Je crois en la démocratie et au progrès de l'humanité.
EN CONCLUSION
Le vote par courrier électronique commence à être testé un peu partout. Chaque opinion exprimée sera consignée “en temps réel” au fur et à mesure ; l'heure de la fin du scrutin sera immédiatement celle de la délivrance du résultat. On aura alors un vote sans DEPOUILLEMENT, la fin de toute une éthique de l'ascèse.
La seule valeur matérialiste athée de l'ataraxie et de l'indifférence aux dieux, qui n'existent pas, et même s'ils existaient comme pour Epicure et Lucrèce (cf Jean Salem L'atomisme antique LdP 1997, pages 108,112,113 et 118 ; p. 133 note 1), correspondrait au seul vocable non cité jusqu'à présent : l'ABSTENTION!
Autrement, le TIRAGE AU SORT.
« Claude Champon
&Tribune des Athées
Est-il
en notre temps rien de plus odieux, de plus désespérant, de plus scandaleux que
de ne pas croire en la démocratie ?
Et pourtant. Pourtant.
Moi-même, quand on me demande: " Etes-vous démocrate ?", je me tâte. Attitude révélatrice, dans la mesure où, face à la gravité de ce genre de question, la décence voudrait que l'on cessât plutôt de se tâter. Un ami royaliste me faisait récemment remarquer que la démocratie était la pire des dictatures parce qu'elle est la dictature exercée par le plus grand nombre sur la minorité. Réfléchissez une seconde : ce n'est pas idiot. Pensez-y avant de reprendre inconsidérément la Bastille. Alors que, en monarchie absolue, la loi du prince refuse cette attitude discriminatoire, puisqu'elle est la même pour les pour et pour les contre. Vous me direz que cela ne justifie pas qu'on aille dépoussiérer les bâtards d'Orléans ou ramasser les débris de Bourbon pour les poser sur le trône de France avec la couronne au front, le sceptre à la main et la plume où vous voudrez, je ne sais pas faire les bouquets.
Mais convenez avec moi que
ce mépris constitutionnel des minorités qui caractérise les régimes
démocratiques peut surprendre le penseur humaniste qui sommeille chez tout
cochon régicide. D'autant plus que, paradoxe, les intellectuels démocrates les
plus sincères n'ont souvent plus d'autre but, quand ils font partie de la
majorité élue, que d'essayer d'appartenir à une minorité. Dans les milieux dits
artistiques, où le souci que j'ai de refaire mes toitures me pousse encore trop
souvent à sucer des joues dans des cocktails suintants de faux amour, on
rencontre des brassées de démocrates militants qui préféreraient crever plutôt
que d'être plus de douze à avoir compris le dernier Godard. Et qui méprisent
suprêmement le troupeau de leurs électeurs qui se pressent aux belmonderies
boulevardières. Parce que c'est ça aussi, la démocratie. C'est la victoire de
Belmondo sur Fellini. C'est aussi l'obligation, pour ceux qui n'aiment pas ça,
de subir à longueur d'antenne le football et les embrassades poilues de ces
cro-magnons décérébrés qu'on a vus s'éclater de rire sur le charnier de leurs
supporters. La démocratie, c'est aussi la loi du Top 50 et des mamas gloussantes
reconverties en dondons tisanières. La démocratie, c'est quand Lubitsch, Mozart,
René Char, Reiser ou les batailleurs de chez Polac, ou n'importe quoi d'autre
qu'on puisse soupçonner d'intelligence, sont reportés à la minuit pour que la
majorité puisse s'émerveiller dès 20 heures 30, en rotant son fromage du soir,
sur le spectacle irréel d'un béat trentenaire figé dans un sourire définitif de
figue éclatée, et offrant des automobiles clé en main à des pauvresses
arthritiques sans défense et dépourvues de permis de conduire.
Cela dit, en cherchant bien, on finit par trouver au régime démocratique
quelques avantages sur les seuls autres régimes qui lui font victorieusement
concurrence dans le monde, ceux si semblables de la schlag en bottes noires ou
du goulag rouge étoilé. D'abord, dans l'un comme dans l'autre, au lieu de vous
agacer tous les soirs entre les oreilles, je fermerais ma gueule en attendant la
soupe dans ma cellule aseptisée. Et puis, dans l'un comme dans l'autre, chez les
drapeaux rouges comme chez les chemises noires, les chefs eux-mêmes ont rarement
le droit de sortir tout seuls le soir pour aller au cinéma, bras dessus, bras
dessous avec la femme qu'ils aiment. Les chefs des drapeaux rouges et les chefs
des chemises noires ne vont qu'au pas cinglant de leurs bottes guerrières, le
torse pris dans un corset de fer à l'épreuve de l'amour et des balles. Ils vont,
tragiques et le flingue sur le coeur. Ils vont, métalliques et la peur au
ventre, vers les palais blindés où s'ordonnent leurs lois de glace. Ils marchent
droits sous leurs casquettes, leurs yeux durs sous verre fumé, cernés de vingt
gorilles pare-chocs qui surveillent les toits pour repérer la mort. Mais la mort
n'est pas pour les chefs des drapeaux rouges ni pour les chefs des chemises
noires. La mort n'est pas aux fenêtres des rideaux de fer. Elle a trop peur.
La mort est sur Stockholm. Elle signe, d'un trait rouge sur la neige blanche, son aveu d'impuissance à tuer la liberté des hommes qui vont au cinéma, tout seuls, bras dessus, bras dessous, avec la femme qu'ils aiment jusqu'à ce que mort s'ensuive.
«Pierre Desproges
http://membres.lycos.fr/smithannibal/desproges.html