Les voyageurs sont de plus
en plus nombreux à prendre le train: l’an dernier, la SNCB a transporté
146,5 millions de personnes, soit 15% de plus qu’en 2000. Depuis 1998, le
trafic voyageurs a augmenté de plus e 13%. Le même mouvement à la hausse
(+3%) s’observe en transport international.
Mince alors. Cela fait déjà
belle lurette que, sur l’étoile qui va de Bruxelles aux bords de la
Belgique et vice versa, on voyage debout, sur des trajets de vingt minutes à
une heure et demi, tout au long de douze compartiments. Le contrôleur
explique que c’est la longueur maximale et qu’on ne peut pas en rajouter un
treizième, pour la sécurité. D’ailleurs, ça porterait malheur. Mais alors,
où va-t-on les mettre, les gens qui viennent en plus? Et quand est-ce que ça
va s’arrêter d’affluer?
Il faut aussi se rendre
compte que ces longs trajets surpeuplés font aux navetteurs des journées de
douze, treize heures d’absence de leur
Jusqu’au soir où le
train n’arrive pas. Il a dix minutes de retard. Sur le quai, les haut-parleurs
en annoncent vingt de plus. « Quoi, mais c’est la deuxième fois cette
semaine! Et la semaine passée! » D’un coup, ça bout! On frise l’émeute!
Il faut les voir tout décoiffés, les insérés-dans-le-monde-du-travail.
Alors, on est excité comme les gosses quant il neige. On se sent à la fête.
Plus de doute, ce sont bien des humains ! Même s’ils le sont malgré
eux. Leur humanité en eux se révolte.
A propos du rail, on dit
aussi que la SNCB se privatiserait. Ma foi, on veut sans doute suivre le modèle
anglais. British Railways, d’abord passée entre les mains d’actionnaires,
s’est éclatée en 1994 en une centaine de secteurs indépendants collaborant
entre eux au moyen de contrats. Un opérateur louant et gérant une partie de la
voie pouvait, s’il comprimait bien les coûts, tirer son petit bénéfice.
Quant aux bailleurs de la voie, ils pouvaient en permanence remplacer un opérateur
qui leur payait une faible rente, par un autre, plus juteux. C’était la
concurrence parfaite entre les cent firmes franchisées et cent autres attendant
leur tour dans l’ombre.
Tout ce petit monde des
opérateurs franchisés se rattrapa férocement sur les coûts du personnel. Faire
simplement son boulot, cela ne suffit pas! Il faut gagner des contrats, réussir
sur le marché de la concurrence! Les cheminots perdirent leurs facilités
de circulation, leurs congés payés, leurs congés maladie: ils étaient rémunérés
par rapport à leur temps de travail, pas par rapport à leur temps libre.
Les voyageurs ne virent
pas pour autant baisser le prix de leur titre de transport. En effet, comme la
demande est rigide, autrement dit comme les gens ne peuvent pas se passer de
prendre le train, on n’a pas besoin de baisser le prix du transport pour en
attirer davantage, et même, on n’en perd pas des masses si on l’augmente.
La demande la plus rigide est celle des navetteurs, adultes ou enfants allant à
l’école. A bon entendeur salut.
Enfin, concernant la
qualité du service, le bilan de l’aventure anglaise est carrément sombre. Les
réclamations des voyageurs se multiplient: absence d’information, insalubrité,
retards et annulation de trains... sans parler des accidents.
Qui a tiré son épingle
du jeu? Les actionnaires: ils sont propriétaires, bailleurs et rentiers de la
voie. L’action du groupe Railtrack PLC a par exemple progressé de 300% entre
1996 et 1998. Pour verrouiller le système, une partie de ces actions très
rentables a été saupoudrée parmi cheminots eux-mêmes sous la forme de
« stock-options ». Pas tout à fait de quoi compenser la perte des
congés payés, du tarif préférentiel et des congés maladie. Finalement, dans
l’aventure, tout le monde s’est appauvri en argent et en qualité de la
vie, sauf une poignée de gros actionnaires qui roulent en limousine et ne prennent
pas le train, qui ont ainsi d’excellentes raisons de se moquer éperdument de
la qualité de la vie de la grande masse.
Et à la fin de la fin
du processus de privatisation, qu’est-ce qui arrive? Monsieur Tony Blair donne
6 milliards de livres de l’argent des contribuables aux privés qui gèrent
les chemins de fer, pour qu’ils relâchent un peu la pression sur les
travailleurs et les utilisateurs, qu’ils rafistolent et renouvellent un peu le
matériel, enfin pour que ça roule de manière à peu près convenable. C’est
un secteur sensible, après tout. Les privés qui le gèrent peuvent ainsi
comprendre que la demande du gouvernement pour que cela fonctionne est assez
rigide, elle aussi.
Après quoi, on se
demande encore pourquoi les anciens dirigeants politiques trouvaient évident
qu’en plein paysage capitaliste, les chemins de fer devaient quand même
rester nationaux!
Déjà, une directive
européenne récente oblige les sociétés de chemin de fer des quinze à
distinguer la comptabilité liée à l’infrastructure et celle portant sur
l’exploitation ferroviaire; ce qui rend possible une généralisation du modèle
anglais. Il reste à savoir si, en Belgique, les pouvoirs publics vont oser dégrader
l’organisation du rail au point de multiplier les trains en retard, les trains
supprimés; et si, dans ce cas, les navetteurs vont péter les plombs ou montrer
des capacités de soumission de plus en plus inespérées.
«
Cécily
D’après: Le Vif 20ème année n°13;
le Monde Diplo Avril 2002