Après la « marche
rouge », sur Rome les travailleurs italiens ont une nouvelle fois donné,
mardi 16 avril, la mesure de leur détermination. La Péninsule n'avait pas
connu de grève générale depuis vingt ans ! Deux indicateurs d'une même
lame de fond.
Emmenés par les trois
syndicats principaux, la CGIL (proche des communistes), la CSIL (catholique)
et l'UIL (centriste), treize millions d'Italiens dépassent les clivages
politiques traditionnels et se tendent la main au-delà de leurs
particularismes sectoriels pour s'unir derrière une même bannière. Cette
bannière, c'est le refus de la réforme de l'Article 18 qui impose à toute
entreprise de plus de 15 personnes de réintégrer les travailleurs qui
auraient été licenciés abusivement.
L'Article 18 ne concerne
que quatre millions de travailleurs sur les 22 millions de salariés que
compte l'Italie. On comprend donc aisément qu'il sert avant tout de symbole et
qu'il catalyse différentes revendications et rancœurs formulées à l'égard
du gouvernement de Berlusconi. Ainsi, alors que les manifestations organisées
dans les principales villes de la Péninsule (soit deux millions de marcheurs)
appelaient à manifester contre la modification de l'Article, des slogans très
variés s'y côtoyaient. En plus du mot d'ordre principal, les uns
protestaient contre les réformes de l'enseignement issues du plan européen de
Bologne, les autres s'insurgeaient contre le capitalisme et d'autres encore
s'opposaient à l'invulnérabilité et la suffisance du gouvernement italien
actuel.
N'oublions pas que cette
grève générale se déroule dans un climat plus que tendu où, d'une part,
le principal syndicat, la CGIL, est accusée par le gouvernement de faire le
jeu de terroristes et où, d'autre part, le chef de État lui-même est accusé
de corruption. Au milieu de ces deux pôles, rien. Le néant. Les partis
politiques, laminés de gauche à droite par les dissensions internes ou les
arrestations pour corruption, sont inexistants. Il s'agit donc d'un véritable
bras de fer entre les organisations de travailleurs et le pouvoir. La leçon que
donner actuellement l'Italie est fondamentale : les syndicats incarnent
les seuls porte-voix valables pour les revendications et, ce, aux yeux de la
majorité de la population et alors même qu'on salit la CGIL du sang de Marco
Biagi. L'assassinat de ce collaborateur du ministre du Travail a pourtant de
quoi interloquer et refroidir des manifestants soupçonneux : Biagi
bossait sur la réforme du fameux Article. Mais il n'en est rien, les Italiens
sont avec leur syndicat.
Quelles sont les raisons
de ce regain de syndicalisme ? Primo, les partis partent en couille et le
pays a traversé depuis cinquante ans plusieurs périodes de profonde
instabilité. Face à cette situation, les syndicats constituent encore l'une
des seules forces stables. Secundo, les organes État se sont discrédités à
maintes reprises et de façon flagrante, de la même manière les syndicats
représentent l'image inversée et disposent toujours d'une bonne crédibilité.
Tertio, le citoyen souhaite avoir un contact plus direct avec le pouvoir et être
mieux représenté, ce que lui permet facilement une structure telle que le
syndicat. Quatro, dans le même élan, le citoyen souhaite clarifier la lecture
quelque peu brouillonne des diverses institutions auxquelles il ne comprend
plus grand chose.
Mais attention, ce
dernier point a également poussé nombre d'italiens à voter pour Berlusconi,
à opter pour un visage clair, paternel, posé au-dessus de la mêlée. Il ne
faut donc pas trop vite conclure à une radicalisation massive des habitants
du pays de la Dolce Vita. Beaucoup d'entre eux, et les instances syndicales en
tête, souhaitent encore rétablir le dialogue social avec Berlu, lequel se
disait en fin de grève à nouveau prêt à discuter. La logique qui anime le
mouvement actuel est donc encore fortement marquée de réformisme. Ce que nos
compagnons de la Fédération Anarchiste Italienne dénoncent par tracts et
affiches. Il appartient aux libertaires de la Péninsule de souligner le rôle
puissant que les syndicats pourraient jouer comme moteur d'une démocratie
directe.
La Botte réussit pour
l'instant là où la Belgique a échoué lors de l'importante crise sociale de
1996 : la fédération de l'énergie. Nous, nous n'avions pas su nous unir
alors que le système connaissait identiquement un dérèglement généralisé
avec les fermetures de Clabecq et de Levi's, avec la répression
ultra-violente des manifestations d'étudiants, avec aussi les scandales
Agusta et Julie et Melissa. La question de la formulation d'un discours
construit et unitaire se pose cependant pour le mouvement italien. L'Article
18 sert bel et bien d'étendard commun, mais différentes revendications
s'affichent encore séparément sur les pancartes dans la même manifestation,
comme je l'ai dit précédemment. Or le mouvement doit rapidement accoucher d'un
projet de société cohérent ou du moins d'un cahier de charge structuré ou
sinon il s'essoufflera dans la grogne et les revendications particularistes de
chaque secteur ou groupe militant. Berlusconi n'aura alors plus qu'à bousculer
habilement ce géant morcelé de treize millions de citoyens pour qu'il chute.
Sans jouer les grands
clercs, il semble qu'une des clefs de la lutte des syndicats contre le
gouvernement actuel réside sans doute dans la critique du capitalisme État.
Cette forme économique se dessine avec de plus en plus d'assurance sous
l'impulsion de Berlusconi comme super-patron. La CGIL caricaturerait à peine
si elle dénonçait un retour à l'Ancien Régime, elle n'abuserait presque pas
si elle peignait Berlusconi en Roi Soleil. Ce syndicat pourrait alors progresser
à grands pas vers plus de justice sociale si, rejetant simultanément le
capitalisme cannibale et le socialisme État oppressif, elle s'engageait résolument
vers un socialisme libertaire.
Une autre clef de la
lutte actuelle tient dans la menace formulée par les syndicats : si la réforme
devait malgré tout passer ( ce qui se déroulera probablement puisque
Berlusconi, appuyé par le groupe Cofindustria, entend bien mener les réformes
à leur terme), si la modification de l'Article 18 et de bien d'autres devait
donc malgré tout aboutir, les syndicats envisageraient un référendum
populaire pour abroger les lois éventuellement adoptées. L'Italie se
trouverait alors au seuil d'un changement profond des liens sociaux. Non
seulement, les travailleurs cesseraient de subir des lois qu'ils ne décident
pas et approuvent encore moins mais, en plus, ils disposeraient dès le même
instant de la possibilité de choisir librement et en concertation leurs
propres règles de vie. Le contrat social serait alors pleinement réalisé, le
corps social serait pourvu d'un sens véritable et la démocratie, qui fait
actuellement défaut, serait poussée à un degré bien plus élevé que celui
d'aujourd'hui.
Dans ces deux
situations, les anarchistes ont un rôle primordial à jouer. Seront-ils
capables de se faire entendre et de convaincre ? L'avenir le dira.
Cependant, je n'ose imaginer vers quelle dérive pourrait se tourner la
population italienne si les syndicats eux-mêmes ne satisfaisaient pas aux
attentes de treize millions de travailleurs. Après bien des déceptions, elle
serait bien capable de donner sa chance au premier raconteur de salades venu
comme elle a donné sa chance à Berlusconi.
« C'est une journée
extraordinaire », s'enthousiasmait le leader de la CGIL avant de reprendre
d'un ton plus grave: « Le gouvernement et le patronat doivent prendre
conscience du fait que nous ne cesserons que lorsque nos objectifs auront été
atteints ». Aux travailleurs de poser leurs objectifs à la hauteur de
leurs exigences !
Le premier mai, le
chianti aura une saveur particulière.
«
Bella ciao