Le drame du Moyen-Orient
préoccupe, passionne, aveugle. Une saine réflexion impose de rechercher une
position qui corresponde à la fois aux exigences de l’éthique et à celles
de l’efficacité.
Un peu de notre âme est
dans ce berceau d'une partie de l'humanité. Et mille questions se posent:
pourquoi ces perpétuels conflits? Peuvent-ils nous affecter? Où veut-on nous
mener? Pouvons-nous et devons-nous agir?
On posera trois
questions:
· Pourquoi s'intéresser à la Palestine?
· La coexistence d'un État d'Israël et d'un État de la Palestine est-elle la solution souhaitable?
· Quelle est la structure des rapports entre les deux populations?
Cette réflexion se
conclura par quelques propositions pour une action efficace et inspirée par
l'éthique. Mais comme l'auteur ne dispose pas du privilège de
l'infaillibilité, il recevra avec reconnaissance les critiques, commentaires
et suggestions. On trouvera son adresse à la fin de ce texte.
On peut d’abord
remarquer que le drame palestinien est loin d’être le seul du monde
contemporain. On ne parle guère pourtant des millions de Chinois atteints par
le SIDA, du fait de l’incurie des services étatiques, des guerres endémiques
qui sévissent dans plusieurs régions du globe, des pays en ruine d’Afrique,
d’Asie ou d’Amérique du sud. En effet, depuis le dix-neuvième siècle aux
États-Unis, et de plus en plus fréquemment ailleurs, quand les médias et les
campagnes électorales ne se livrent pas aux discussions triviales, leurs débats
sont strictement circonscrits aux intérêts des classes dirigeantes et le choix
des positions acceptables est exclusivement orienté selon leurs intérêts.
Ce n’est que lorsque des conflits internes opposent les magnats de la finance,
de l’industrie ou de la politique qu’ils prennent à témoin l’opinion
publique afin de la rallier à leur camp. Ce fut le cas, par exemple, au cours
de la guerre du Vietnam.
Les médias ne parlaient
guère du sort des Palestiniens il y a quelques mois. S’ils le déplorent
maintenant, c’est parce qu’il existe un désaccord entre les décideurs :
le gouvernement israélien d’une part, celui des États-Unis de l’autre.
Sans doute, les
gouvernements états-unien et israélien sont d’accord sur l’existence et la
nature de l’État palestinien, qu’ils entendent maintenir dans une
situation de colonisé. Mais Bush est embarrassé par son émule, Sharon, car
les cadavres des Palestiniens hantent le monde arabe et le lui aliènent. Il
souhaite rétablir le calme au plus tôt afin de pouvoir reprendre ses propres
massacres, en Iraq ou ailleurs. Ainsi sommes-nous enfermés dans l’espace
contraignant d’un discours qui nous impose à la fois l’objet de notre réflexion
et ses propres alternatives.
Ainsi le Moyen-Orient ne
peut nous laisser indifférents et s’il existe d’autres lieux sinistres, la
proximité de celui-ci offre peut-être plus de possibilités d’action. Néanmoins,
nous ne pouvons engager la réflexion avec des cartes tronquées et nous trouver
coincés dans une seule alternative, reconstruire ou non l’État
palestinien, quand il existe d'autres possibilités.
L’État est-il une solution ou fait-il partie du problème ?
Les militants de gauche
raisonnent que si les Juifs ont droit à un État, les Palestiniens aussi.
C’est vrai. Et aussi les Basques, les Bretons, les Corses, les Québécois, le
Val d’Aoste et les Gitans.
La situation
d’urgence, le réalisme semblent imposer cette solution et certains
anarchistes l’appellent de leurs vœux: on ne peut laisser se perpétuer un
ethnocide. Le mouvement libertaire se trouve divisé, comme il l’a été en
1914, en 1939, et plus récemment au moment de la guerre d’Algérie. Peut-il
défiler avec des gens qui crient « Allah akhbar », doit-il réclamer
un État Palestinien, pour mettre fin au massacre ? Peut-il s’isoler
d’un mouvement social toujours plus visible ? Dans sa position ultra
minoritaire, a-t-il d’autres choix ? Il ne peut s’exposer au reproche
de Péguy aux chrétiens : « Ils ont les mains propres, mais ils
n’ont pas de mains ». Encore faut-il bien analyser la situation et les
possibilités offertes à la mouvance libertaire.
Mais le réalisme est
que la décision d’un État se fera sans demander l’avis des libertaires.
D’une part, on peut toujours appeler État n’importe quel collectivité
territoriale, et même, pourquoi pas, une île déserte ou un camp de réfugiés.
Comment un libertaire
peut-il dans la même phrase, réclamer l’autonomie d’un peuple et le doter
d’un État ? N’est-ce pas contradictoire et pervers? L’État d’Israël
fut une erreur, dénoncée d’ailleurs à l’époque par certains juifs. Et
ce n’est pas en soutenant le Hamas ou le Hezbollah ou même Arafat que cela
se fera. Les deux premiers manipulent le terrorisme en étant sans doute eux-mêmes
manœuvrés par des pays musulmans et des services secrets occidentaux qui
cherchent à vassaliser les Palestiniens. Quant à Arafat, il faut lui
demander des comptes: l'Union européenne lui a versé des milliards. Où
sont-ils passés?
Bien entendu, ce ne sont
pas les seules données en jeu : il ne faut pas oublier Israël.
Israéliens et
Palestiniens vivent une tragédie, mais la situation est loin d’être symétrique.
Il existe d’un côté une puissance militaire majeure, soutenue par une
superpuissance hégémonique, de l’autre un chapelet d’îlots où subsiste
une population isolée et sans défense. Une grande partie de celle-ci vit dans
de misérables camps de réfugiés et survit à une occupation militaire qui
dure depuis trente-cinq ans, c’est-à-dire le temps d’une génération. Sa
condition est comparable à la situation des Noirs d’Afrique du sud, au
temps de l’apartheid : ces groupements humains ne sont que des colonies,
même s’ils sont gratifiés de tous les emblèmes d’un État. Si certaines
de leurs organisations se sont lancées dans des attentats suicides, qui relèvent
assurément du terrorisme, ces actes se déroulent dans un cadre qui n’est pas
celui d’une guerre, comme le disent les commentateurs, mais d’une guerre
coloniale. De plus, l’invasion israélienne de leur territoire, après
l’implantation systématique de colonies israéliennes dans ces enceintes,
s’ajoutant aux déclarations de Sharon d’introduire dans le pays deux ou
trois millions de juifs, ressemble fort à une volonté d’éliminer une
population par tous les moyens possibles, voire à un ethnocide.
Le terme est-il trop
fort ? Sans doute, une autorité dans le domaine de l’anthropologie,
Pierre Clastres, a-t-il utilisé le mot au sujet de la destruction de la culture
d’un groupe ethnique. Et il est vraisemblable que l’ethnocide culturel ait
été introduit par le monothéisme, car les groupes polythéistes acceptaient
l’existence d’autres divinités 1. Depuis, au nom de la
religion, mais aussi du progrès ou de l’État, on a éradiqué des milliers
de cultures. Tous les peuples connus sont ethnocentriques et, généralement,
méprisent les autres. Seuls les monothéistes sont ethnocidaires et la
civilisation capitaliste, qu'elle soit libérale comme aux États-Unis ou
communiste comme en Chine, a repris cette vision hiérarchique des cultures:
contrairement aux autres sociétés, le mépris ne suffit pas, il faut imposer
son mode de vie.
Mais cette définition,
trop large, demande à être précisée. A la différence du génocide,
extermination physique d’un groupe ethnique, national, religieux ou racial,
l’ethnocide peut être défini comme la destruction partielle ou totale de
l'organisation politique, sociale, économique et culturelle d’un groupement
humain : « l'Histoire pullule d'exemples qui montrent que l'on peut
supprimer un groupement humain sans pour autant supprimer physiquement ses
membres dès lors que l'on détruit toutes ses formes d'organisation ».
Il est important de
clarifier la situation juridique des crimes perpétrés, mais on ne peut s’en
tenir là : l’ensemble du contexte social doit être pris en compte, et
c’est là que peut se révéler un concept fort utile, celui d’ethnocratie,
sans doute forgé par Oren Yiftachel, géographe, Université Ben Gourion de
Beer-Sheva (Israël), qui d’ailleurs l’applique à la situation d’Israël :
« L’ETHNOCRATIE
est un type de régime très répandu à travers le monde, mais il est rarement
un objet d’étude dans le champ des sciences sociales. Son objectif principal
est de faciliter l’expansion, "l’ethnicisation" et la domination
d’une nation-ethnie (ou "groupe titulaire") sur un territoire et un
État contestés. On trouve des exemples récents de régimes ethnocratiques
au Sri Lanka, en Malaisie, Israël/Palestine, Estonie, Serbie ou Irlande du
Nord.
Un régime ethnocratique
procède de la combinaison de trois principales forces historiques et
politiques en un même temps et un même lieu: (a) la colonisation, mouvement de
population qui permet de contrôler un territoire étranger; il peut être
externe (vers un autre État ou continent) ou interne (au sein d’un même État);
(b) l’ethno-nationalisme, qui s’appuie sur le droit d’auto-détermination
nationale pour justifier les vues expansionnistes de la nation-ethnie dominante;
(c) la "logique ethnique" du capital, qui tend à stratifier les
groupes ethniques en des ethno-classes par des procédures inéquitables de
mobilité des capitaux, d’immigration et de globalisation économique.
De l’action concertée
de ces trois forces découlent plusieurs caractéristiques fondamentales
dans la plupart des ethnocraties:
– l’ethnicité et,
souvent, la religion, déterminent le partage des ressources et des pouvoirs,
plutôt que la citoyenneté;
– la nation ethnique
dominante s’approprie l’appareil État et donne forme au système politique,
aux institutions publiques, à la géographie, à l’économie, à
l’immigration, aux lois et à la culture, de façon à étendre et consolider
son pouvoir sur État et le territoire; la logique ethnique de répartition du
pouvoir polarise le corps politique et le système de partis;
– les frontières géopolitiques
sont
– la ségrégation des
"ethno-classes" et la stratification socioéconomique sont
essentielles et visent à préserver les frontières géographiques, politiques,
économiques et sociales sur une base ethnique. »
Cette réflexion,
appliquée au rapport entre Israël et la Palestine, comme à bien d’autres régions
du monde, éclaire la situation globale et ouvre les différents axes d’une
action constructive.
La situation minoritaire
des libertaires, le fait qu’ils ne seront nullement consultés dans les décisions
quotidiennes, est aussi un atout : ils doivent s’inscrire dans le long
terme et rechercher une efficacité qui corresponde à leur esprit. Le mariage
du politique et de la morale constitue souvent une alliance suspecte dans le
domaine des choix collectifs quotidiens; il peut en être différemment sur le
long terme, parce que les options prises ont le temps d’être réfléchies et
contestées.
La valeur morale d’un
acte ne tient pas aux seules intentions mais en fonction de ses conséquences.
Le travail constructif est plus fécond que la dénonciation tous azimuts;
et il est plus honnête de s’engager dans son propre lieu de vie que de
pleurer sur les petits Chinois.
A court terme, nous
pouvons réclamer l’interdiction des milices privées, comme le Bétar des
sionistes 2, pratiquer le boycott des produits d’Israël et
lutter contre la désinformation organisée par les belligérants. Nous devons
un soutien aux militaires insoumis et aux partisans israéliens et palestiniens
d’une entente entre les peuples. Il est temps d’organiser leur défense et
de l’exprimer sur la place publique avec cette Ligue des Droits de l’homme
qui, plus d’une fois, a su montrer sa dignité, avec les Pacifistes, mais
aussi avec toutes les associations et personnes actives dans la défense de la
dignité humaine. A la passion sadique pour les récits des guerres nous pouvons
substituer les épisodes et structures qui constitueraient une histoire de la
tolérance. Juifs et Arabes ont des passés fort honorables qu’ils pourraient
redécouvrir. Mais commençons par balayer devant notre porte: luttons sans relâche
contre l'antisémitisme et le complexe de supériorité à l'égard des Arabes.
Enfin, à long terme,
l’autonomie des personnes sur l’ensemble du territoire palestinien ne peut
s’entendre que dans une structure fédérative à laquelle tous participent
sur des bases affinitaires plutôt qu’ethniques, même si celles-ci se
recoupent souvent. Plutôt que de voir deux populations s’exterminer,
n’est-ce pas la seule solution viable ? Le passé ne revient jamais, mais
les peuples changent. Qui aurait pu prédire, il y a moins d’un siècle, que
des pays comme l’Allemagne et la France échangeraient leurs jeunesses et
leurs savoirs, et même qu’ils formeraient une Union supérieure à leurs États
respectifs ? Un avenir acceptable n’est possible que s’il est déjà
intensément désiré.
«
Ronald Creagh
18 avril 2002
(1) Les récits des
missionnaires chrétiens sont remplis de narrations sur leurs conflits avec les
"sorciers" et autres magiciens, et il suffit de se rendre à Bethléem
pour voir les rivalités séculaires de ces divers monothéismes.
(2) En France, par
exemple, il est autorisé depuis 1923.