Une
page du document déclassifié de l'opération Northwoods
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L'OPERATION
MANGOOSE
En 1958 à Cuba, des insurgés conduits par les colonels Fidel et
Raul Castro, Che Guevara et Camilo Cienfuegos renversent le régime
fantoche de Fulgencio Batista. Le nouveau gouvernement, qui n'est
pas encore communiste, met fin à l'exploitation en coupe réglée
de l'île à laquelle se livrent un groupe de multinationales états-uniennes
(Standard Oil, General Motors, ITT, General Electric, Sheraton,
Hilton, United Fruit, Est Indian Co) et la famille Bacardi depuis
six ans. En retour, ces entreprises convainquent le président
Eisenhower de renverser les castristes.
Le 17 mars 1960, le président Eisenhower approuve un "Programme
d'actions clandestines contre le régime castriste". Son
but est de "remplacer le régime de Castro par un autre,
plus fidèle aux véritables intérêts du peuple cubain et plus
acceptable pour les États-Unis, par des moyens évitant toute
visibilité de l'intervention US" [1]
.
Le 17 avril 1961, une brigade d'exilés cubains et de
mercenaires, plus ou moins discrètement encadrée par la CIA, tente
un débarquement à la Baie des Cochons. L'opération tourne au
fiasco. Le président John F. Kennedy, qui venait d'arriver à la
Maison-Blanche, refuse d'envoyer l'US Air Force appuyer les
mercenaires. 1 500 hommes sont faits prisonniers par les autorités
cubaines. Kennedy désavoue l'opération et révoque le directeur de
la CIA (Allen Dulles), le directeur adjoint (Charles Cabell) et le
directeur du stay-behind (Richard Bissell). Il confie une enquête
interne à son conseiller militaire, le général Maxwell Taylor,
mais elle n'est suivie d'aucune mesure concrète. Kennedy
s'interroge sur l'attitude de l'état-major interarmes, qui avait
validé l'opération alors qu'il la savait vouée à l'échec [2].
Tout semble s'être passé comme si les généraux avaient tenté
d'impliquer les États-Unis dans une guerre ouverte contre Cuba.
Si le président Kennedy a sanctionné les méthodes et les échecs
de la CIA, il n'a pas remis en question la politique d'hostilité de
Washington à l'égard du pouvoir en place à La Havane. Il met en
place un "Groupe spécial élarg" chargé de concevoir et
de conduire la lutte anti-castriste. Ce groupe est composé de son
frère, Robert Kennedy (attorney général), de son conseiller
militaire (le général Maxwell Taylor), du conseiller national pour
la sécurité (Mc Gorge Bundy), du secrétaire d'État (Dean Rusk),
assisté d'un conseiller (Alexis Johnson), du secrétaire à la Défense
(Robert McNamara), assisté d'un conseiller (Roswell Gilpatric), du
nouveau directeur de la CIA (John McCone), et du chef d'état-major
interarmes (le général Lyman L. Lemnitzer).
Ce Groupe spécial élargi imagine un ensemble d'actions secrètes
rassemblées sous le titre générique d'opération
"Mangoose" (Mangouste). Pour les réaliser, la
coordination opérationnelle entre le département d'État, le département
de la Défense et la CIA est confiée au général Edward Lansdale
(assistant du secrétaire à la Défense, en charge des opérations
spéciales, et à ce titre directeur de la NSA). Tandis qu'au sein
de la CIA, une unité ad hoc est constituée, le "Groupe
W", dirigé par William Harvey.
LA CRISE AU SEIN
DES ARMEES
Le
général Leyyman L. Leymnintzer,
chef d'état-major interarmes
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En avril 1961, l'armée des États-Unis est traversée par une
crise grave : le major général Edwin A. Walker, qui avait suscité
les affrontements racistes de Little Rock avant de prendre le
commandement de l'infanterie stationnée en Allemagne, est révoqué
par le président Kennedy [3].
Il est accusé de développer un prosélytisme d'extrême droite
dans les armées. Lui-même appartiendrait à la John Birch Society
et aux Authentiques Chevaliers du Klu Klux Klan.
La commission des Affaires étrangères du Sénat diligente une
enquête sur l'extrême droite militaire. Les auditions sont
conduites par le sénateur Albert Gore (D-Tennessee), père du futur
vice-président américain. Les sénateurs suspectent le chef d'état-major
interarmes, le général Lyman L. Lemnitzer, de participer au
complot Walker. Gore sait que Lemnitzer est un spécialiste de
l'action secrète : en 1943, il avait personnellement dirigé les négociations
visant à retourner l'Italie contre le Reich, puis, en 1944, il
conduisit avec Allen Dulles les négociations secrètes avec les
nazis à Ascona (Suisse) préparant la capitulation (opération
Sunrise) [4].
Il participa à la création du réseau stay-behind de l'Alliance,
retournant des agents nazis pour lutter contre l'URSS, et à
l'exfiltration de criminels contre l'humanité vers l'Amérique
latine. Mais Gore ne parvint pas à mettre en évidence sa
responsabilité dans les événements contemporains.
Une correspondance secrète du général Lemnitzer, récemment
publiée, montre qu'il complotait avec le commandant des forces américaines
en Europe (le général Lauris Norstad) et d'autres officiers de très
haut rang pour saboter la politique de John F. Kennedy.
Les militaires extrémistes dénoncent le refus de Kennedy
d'intervenir militairement à Cuba. Ils considèrent les civils de
la CIA comme responsables de la mauvaise planification du débarquement
de la Baie des Cochons, et le président Kennedy comme un lâche
pour avoir refusé l'appui de l'US Air Force. Pour débloquer la
situation, ils imaginent de fournir un prétexte politique à
Kennedy pour intervenir militairement. Ce plan, dit opération
"Northwoods" (Bois du nord), donne lieu à des études
poussées qui sont formalisées par le brigadier général William
H. Craig. Il est présenté au Groupe spécial élargi par le général
Lemnitzer lui-même, le 13 mars 1962 (notre
document). La réunion se tient au Pentagone, dans le bureau du
secrétaire de la Défense, de 14 h 30 à 17 h 30. Elle se termine
très mal : Robert McNamara rejette le plan en bloc, tandis que le général
Lemnitzer se fait menaçant. S'ensuivent six mois de permanente
hostilité entre l'administration Kennedy et l'état-major
interarmes, puis l'éloignement de Lemnitzer et sa nomination comme
chef des forces US en Europe. Avant de partir, le général donne
l'ordre de détruire toutes les traces du projet Northwoods, mais
Robert McNamara conserve la copie du mémo qui lui avait été remis
[5].
Les chefs d'etat-major responsables du projet
Northwoods. De gauche à droite : l'amiral George W. Anderson Jr. (chef
des opérations navales), le général Goerge H. Decker (chef d'état-major
de l'armée de terre), le général Leyyman L. Leymnintzer (chef d'état-major
interarmes), le général Curtis E. LeMay (chef d'état-major de
l'armée de l'air), le général David M. Shoup (commandant du corps
des marines).
ATTENTATS
TERRORISTES
L'opération Northwoods vise à convaincre la communauté
internationale que Fidel Castro était irresponsable au point de
représenter un danger pour la paix de l'Occident. Pour ce faire, il
est prévu d'orchestrer, puis d'imputer à Cuba de graves dommages
subis par les États-Unis. Voici quelques-unes des provocations
projetées :
Attaquer
la base américaine de Guantanamo. L'opération aurait été
conduite par des mercenaires cubains sous uniforme des forces de
Fidel Castro, elle aurait inclus divers sabotages et l'explosion du
dépôt de munitions, laquelle aurait nécessairement provoqué des
dégâts matériels et humains considérables .
Faire
sauter un navire américain dans les eaux territoriales cubaines
de manière à raviver la mémoire de la destruction du Maine, en
1898 (266 morts), qui provoqua l'intervention américaine contre
l'Espagne [6].
Le bâtiment aurait été en réalité vide et télécommandé.
L'explosion aurait été visible de La Havane ou de Santiago pour
que l'on dispose de témoins. Des opérations de secours auraient été
conduites pour crédibiliser des pertes. La liste des victimes
aurait été publiée dans la presse et de fausses obsèques
auraient été organisées pour susciter l'indignation. L'opération
aurait été déclenchée lorsque des navires et avions cubains se
seraient trouvés dans la zone pour pouvoir leur imputer une
attaque.
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de l'opération Northwoods
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Terroriser
les exilés cubains en organisant quelques plasticages contre eux
à Miami, en Floride, et même à Washington. De faux agents cubains
auraient été arrêtés pour disposer d'aveux. De faux documents
compromettants, établis à l'avance, auraient été saisis et
distribués à la presse.
Mobiliser
les États voisins de Cuba en leur faisant accroire une menace
d'invasion. Un faux avion cubain aurait bombardé de nuit la République
Dominicaine, ou un autre État de la région. Les bombes utilisées
auraient été évidemment de fabrication soviétique.
Mobiliser
l'opinion publique internationale en détruisant un vol spatial
habité. Pour frapper les esprits, la victime aurait été John
Glenn, premier Américain à avoir parcouru une orbite complète de
la terre (vol Mercury).
Une provocation avait été plus particulièrement étudiée :
"Il
est possible de créer un incident qui démontrera de manière
convaincante qu'un avion cubain a attaqué et descendu un vol
charter civil en route des États-Unis vers la Jamaïque, le
Guatemala, Panama ou le Venezuela". Un groupe de
passagers complices, qui pourrait être des étudiants par exemple,
aurait pris un vol charter d'une compagnie détenue en sous-main par
la CIA. Au large de la Floride, leur avion aurait croisé une réplique,
en fait un avion apparemment identique, mais vide et transformé en
drone. Les passagers complices seraient retournés sur une base de
la CIA, tandis que le drone aurait continué en apparence leur
trajet. L'appareil aurait émis des messages de détresse indiquant
qu'il était attaqué par la chasse cubaine, et aurait explosé en
vol.
La réalisation de ces opérations implique nécessairement la
mort de nombreux citoyens américains, civils et militaires. Mais
c'est précisément leur coût humain qui en fait d'efficaces
actions de manipulation.
LAYMAN L. LEMNITZER,
LE RETOUR
"Nous
devons prendre garde à l'acquisition d'une influence illégitime,
qu'elle soit recherchée ou non par le complexe
militaro-industriel. Le risque d'un développement désastreux
d'un pouvoir usurpé existe et persistera."
Eisenhower
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Pour John F. Kennedy, Lemnitzer est un anti communiste hystérique
soutenu par des multinationales sans scrupules. Le nouveau président
comprend le sens de la mise en garde de son prédécesseur, le président
Eisenhower, un an plus tôt, lors de son discours de fin de mandat :
"Dans les conseils du gouvernement, nous devons prendre
garde à l'acquisition d'une influence illégitime, qu'elle soit
recherchée ou non par le complexe militaro-industriel. Le risque
d'un développement désastreux d'un pouvoir usurpé existe et
persistera. Nous ne devrons jamais laisser le poids de cette
conjonction menacer nos libertés ou les processus démocratiques.
Nous ne devons rien considérer comme acquis. Seules une vigilance
et une conscience citoyennes peuvent garantir l'équilibre entre
l'influence de la gigantesque machinerie industrielle et militaire
de défense et nos méthodes et nos buts pacifiques, de sorte que la
sécurité et la liberté puissent croître de pair" [7].
En définitive, John F. Kennedy, résiste aux généraux Walker,
Lemnitzer et à leurs amis, et refuse d'engager plus avant l'Amérique
dans une guerre à outrance contre le communisme, à Cuba, au Laos,
au Vietnam ou ailleurs. Il est assassiné, le 22 novembre 1963 [8].
Le général Lemnitzer prend sa retraite en 1969. Mais, en 1975,
alors que le Sénat commence des investigations sur le rôle exact
de la CIA sous l'administration Nixon, Gerald Ford, qui assure l'intérim
de la présidence depuis le scandale du Watergate, lui demande de
participer à cette enquête. Après qu'il eut aidé à enterrer la
polémique, Ford le sollicite à nouveau pour animer un groupe de
pression, le Committe on the Present Danger (CPD - Comité sur le
danger actuel). Cette association est une création de la CIA, alors
dirigée par George Bush père. Elle mène campagne contre le danger
soviétique. Parmi ses administrateurs, on trouve divers
responsables de la CIA et Paul D. Wolfowitz (actuel secrétaire
adjoint à la Défense, en charge des opérations en Afghanistan).
Parallèlement, Gerald Ford promeut le brigadier général William
H. Craig, qui avait dirigé les études préliminaires de l'opération
Northwoods, directeur de la National Security Agency (NSA).
Le général Layman L. Lemnitzer meurt le 12 novembre 1988.
En 1992, l'opinion publique américaine s'interroge sur l'assassinat
du président Kennedy après la diffusion d'un film d'Oliver Stone
montrant les incohérences de la version officielle. Le président
Clinton ordonne la déclassification de très nombreuses archives de
la période Kennedy. Dans les papiers du secrétaire à la Défense
Robert McNamara, on retrouve l'unique copie conservée du projet
Northwoods.
[1]
A Program of Covert Operations Against the Castro Regime,
document déclassifié de la CIA en date du 16 avril 1961.
[2]
The Chairmen of the Joint Chiefs of Staff, Willard J. Webb et
Ronald H. Cole, DoD, 1989. Swords and Plowshares, Maxwell D.
Taylor, 1972.
[3]
Voir notre étude "Les Forces spéciales clandestines", in
Les Notes d'information du Réseau Voltaire n° 235. Pour
de plus amples détails, Edwin A. Walker and the Right Wing in
Dallas, par Chris Cravens, South Texas State University, 1993.
[4]
Les Secrets d'une reddition, Allen Dulles, Calmann-Lévy, 1967.
[5]
Les documents de l'opération Northwoods ont initialement été
publiés en Australie par Jon Elliston (Psy War on Cuba, The
Declassified History of US Anti-Castro Propaganda, Ocean Press
éd., 1999) sans provoquer de réactions aux États-Unis. Ils ont été
à nouveau exploités par le journaliste d'ABC News, James Bamford
dans son histoire de la NSA (Body of Secrets, Anatomy of the
Ultra-Secret National Security Agency from the Cold War to the Dawn
of a New Century, Doubleday éd., 2001) suscitant alors un vif
émoi chez les historiens.
[6]
À l'époque, Cuba était une colonie espagnole. Les USA
intervinrent militairement pour achever la décolonisation de Cuba
et lui imposer un statut de protectorat.
[7]
Dwight Eisenhower, Farewell Adress, 17 janvier 1961.
[8]
JFK, Autopsie d'un crime d'État, William Reymond,
Flammarion, 1998.
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