Les amis de
l’anarchisme connaissent tous le nom de Victor Serge (1890-1947), le grand
militant et écrivain belgo-russe. Mais combien ont lu cet écrivain génial
dont l’œuvre “est indispensable à qui ne veut pas mourir idiot
d’overdose de ces relectures politiquement correctes de l’Histoire dont
nous sommes singulièrement bombardés ces derniers temps” (François Maspero)?
Ne vous culpabilisez
pas, camarades! C’est que les bouquins de Serge sont quasiment introuvables
en France depuis des années, et ceux qui les gardent précieusement dans
leurs bibliothèques personnelles ne s’en séparent pas! Encore plus en
Russie, où les écrits de Serge furent bannis à partir de 1927.
Maintenant voici la bonne nouvelle. Les Mémoires d’un révolutionnaire, texte essentiel de Serge, suivies de ses écrits sur la Russie, viennent d’être ré-éditées à Paris dans la collection Bouquins (1). En même temps, la première traduction russe du même texte est publiée à Moscou et à Orenbourg, dans l’Oural, où Serge fut exilé par Staline en 1933 et où nous créons le Musée de Victor Serge et des Déportés communistes oppositionnels. Témoin incontournable des mouvements révolutionnaires de son siècle, Serge y raconte les triomphes et les tragédies de sa génération, depuis les “bandits tragiques” de l’anarchisme français d’avant la Première guerre mondiale jusqu’à la défaite de 1940 et le sort des réfugiés espagnols du POUM dans les camps de concentration — en passant par le soulèvement syndicaliste de Barcelone en 1917, le siège de Petrograd en 1919, la défaite de la révolution allemande en 1923, la lutte anti-stalinienne en URSS, la révolution espagnole trahie par les staliniens. Témoin lucide et véridique, styliste incomparable, Serge paya ses engagements de dix années de captivités diverses.
Rappelons rapidement son itinéraire par rapport à l’anarchisme. Rédacteur du journal individualiste Anarchie à Paris à partir de 1909, inculpé pour “association de malfaiteurs” pour avoir refusé de dénoncer ses camarades de la “Bande à Bonnot”, condamné à cinq ans de pénitencier et expulsé du territoire français, militant syndicaliste à Barcelone au moment du soulèvement en 1917, Serge est rapatrié en Russie en 1919 en pleine guerre civile et essaie d’accomplir ce qu’il appelle “le double devoir” de défendre la jeune Révolution contre ses ennemis blancs aux côtés des Bolcheviques tout en se battant pour préserver les libertés internes et défendre ses camarades anarchistes comme Voline, persécutés par la Cheka. Collaborateur des anarchistes américains Alexandre Berkman et Emma Goldman dans leur tentative d’intervention conciliatrice dans l’Affaire de Kronstadt en 1921, Serge rallie l’opposition de gauche. Arrêté en 1928, puis déporté dans l’Oural en 1933, il est l’un des rares rescapés des prisons de Staline grâce à sa réputation d’écrivain francophone. De retour à Paris, tout en restant marxiste, il renoue avec ses amis et son passé anarchistes et publie La Théorie anarchiste (numéro spécial du Crapouillot) en 1937, et Souvenirs d’anarchisme. Au fond, Serge se place dans la tradition socialiste : internationaliste d’avant la scission dans l’Internationale, et croit que la morale libertaire est nécessaire pour compléter le marxisme. Il est mort en exil au Mexique dans le dénuement, laissant derrière lui une vingtaine de livres : romans, témoignages, analyses politiques.
Là, je reviens de Russie, où j’ai participé au Colloque international Victor Serge qui s’est tenu au Centre pour la Paix Andrei Sakharov de Moscou, du 28 au 30 septembre, sous l’égide de la Bibliothèque Victor Serge. Les débats ont porté non seulement sur l’histoire et la théorie (l’anarchisme russe, Kronstadt, le capitalisme d’État) mais aussi sur l’actualité (la lutte courageuse de nos camarades russes contre la guerre en Tchéchénie, les perspectives révolutionnaires internationales).
Voilà trois ans que la Bibliothèque publique Victor Serge est en activité à Moscou, regroupant marxistes, anarchistes, syndicalistes et autres. Créée à l’initiative de la Fondation internationale Victor Serge, dont je suis l’humble secrétaire, la Bibliothèque se propose comme but d’initier le public russe à la grande richesse des idées radicales et contestataires— dont les multiples tendances socialistes libertaires et démocratiques qui se sont opposées au stalinisme —, défendues à l’époque du communisme totalitaire et rarement entendues dans la Russie actuelle.
La Bibliothèque ouvrit ses portes en mai 1997, quand nous réussîmes à trouver un local public dans ce Moscou aux loyers astronomiques, pour loger un container de livres subversifs que j’ai pu envoyer des Etats-Unis. Aujourd’hui le fonds de la Bibliothèque, unique en Russie, comprend 3. 000 livres, brochures et revues en russe et en autres langues, tous catalogués et informatisés. C’est le seul endroit en Russie où des lecteurs peuvent trouver des ouvrages pourvus d’une perspective critique sur la littérature, les sciences sociales, le marxisme, l’anarchisme, le syndicalisme, le trotskisme, le féminisme et l’histoire du mouvement ouvrier dans différents pays.
La Bibliothèque représente donc un trésor intellectuel pour les militants, les étudiants, les chercheurs et les jeunes qui cherchent un point de vue critique sur le monde et songent à le changer. Elle sert aussi de centre culturel où ont lieu des discussions, des conférences, des séminaires et des réunions de diverses organisations de gauche.
En 1999, le collectif de la Bibliothèque créa le Centre d’Etude et d’Investigation PRAXIS 2001, afin d’entreprendre des publications, des recherches, et l’organisation de conférences sur des thèmes politiques et sociaux. Notre première publication, les Mémoires d’un révolutionnaire de Victor Serge, traduites en russe pour la première fois par Julia Gousseva, de notre Centre, sera suivie d’autres publications, y compris Ville conquise, roman de Victor Serge traduit par Julia, et un recueil de documents inédits sur les oppositions communistes des années 1920.
Depuis la création de la Bibliothèque, nous nous sommes fait beaucoup d’amis de par le monde : écrivains, syndicalistes, universitaires progressistes ou militants gauchistes. Nous apprécions beaucoup votre collaboration et votre soutien. Nous avons créé “Les Amis de la Bibliothèque publique Victor Serge” comme association afin de réunir tous nos amis, anciens et à venir. L’avenir de cette bibliothèque, unique en Russie et menacée par la répression croissante du gouvernement Poutine, dépend largement de la solidarité de ceux qui comprennent la nécessité d’enraciner des traditions socialistes authentiques dans ce pays qui a joué un rôle si essentiel dans le développement des mouvements internationaux de libération et qui en jouera encore à l’avenir.
« Richard Greeman
Contacts :
Email :
Praxis2001@mail. ru
Fax : 7 095 292 6511 (indiquer BOX 385)
Pour
soutenir la bibliothèque ou adhérer aux “Amis” :
Friends of Victor Serge Library, PO Box 32417, London SE182WY, GB.
Email : friendsvs@hotmail.com
Fax : 44 20 83333 2152.
(1) A lire aussi : An un de la révolution russe, récemment réédité par nos soins aux Editions de la Découverte, et deux romans de Serge en format de poche chez Grasset (Cahiers Rouges) : S’il est minuit dans le siècle (sur les trotskistes russes en déportation dans l’Oural) et Les derniers temps (sur l’occupation de la France en 1940). A venir : de nouvelles éditions des romans de Serge que je prépare avec Alain Martin aux Editions Climats.