Noam Chomsky est l’un des rares intellectuels mondialement connus qui se définisse politiquement comme anarchiste et qui milite comme tel — peut-être même le seul. Voici quelques extraits de différentes interviews qu’il a accordées à des médias de différents pays, un peu avant sa participation au Forum Social Mondial de Porto Alegre. La majorité des questions concernent l’alternative à la globalisation capitaliste, et à cette occasion il redéfinit avec une précision et une méfiance extraordinaires des termes archi-déformés comme “démocratie” ou “anti-globalisation”. Il m’a semblé intéressant aussi d’y ajouter une question concernant son travail de linguiste, peu connu dans les milieux politiques mais dans lequel il fait preuve de la même méfiance envers tous les dogmatismes, tout en défendant clairement sa position.
Ce
regroupement d’interviews étant beaucoup trop long pour le publier entièrement,
les lecteurs qui voudraient se procurer la totalité peuvent me contacter
(Annick astevens@ulb.ac.be) et je
l’enverrai par email (attention : en anglais!). Il y a notamment des
passages très utiles sur la condamnation des Etats-Unis pour terrorisme au
Nicaragua par la Cour Internationale de Justice, sur le conflit israëlo-palestinien,
sur la situation de plusieurs pays d’Amérique latine, d’Afrique ou
d’Asie, ou encore sur l’utilisation idéologique du vocabulaire.
Pourquoi avez-vous décidé de participer au Forum Social Mondial de Porto Alegre? Qu’en pensez-vous?
Deux réunions ont
lieu au même moment. L’une, à Davos, est celle des “maîtres de
l’univers”, pour emprunter l’expression utilisée par le London Financial
Times, lors de la réunion de l’année passée. L’expression était probablement
teintée d’ironie, mais elle est plutôt adéquate. La seconde est le Forum
Social Mondial (FSM) de Porto Alegre, réunissant des représentants
d’organisations populaires du monde entier, dont la conception des besoins du
monde est plutôt différente de celle des maîtres.
Les études
d’opinions publiques révèlent que la population se sent en général
concernée par ces questions, et s’oppose largement à la politique des maîtres,
qui sont soutenus à la quasi unanimité par le milieu des entreprises, les
gouvernements et les institutions idéologiques. Les média sont bien
conscients de l’opposition populaire. Le Wall Street Journal, par exemple, a
fait remarquer que les opposants aux mal-nommés “accords sur le libre échange”
ont une “arme ultime” : la population générale, qui, par conséquent,
doit être maintenue dans l’obscurité. Pour la même raison, ces questions ne
sont pas posées dans l’arène politique. Mais parmi les parties du public
qui ont été informées via les organisations populaires, les unions de travailleurs,
les organisations paysannes, les média indépendants, et d’autres
moyens, il est raisonnable d’estimer que le FSM représente un échantillon
assez large. C’est pourquoi, pour répondre à votre question, je suis
enchanté d’avoir l’opportunité d’y participer.
En ce qui concerne
ce que j’en pense, à mon avis, les espoirs pour un avenir décent reposent très
substantiellement dans les mains de ceux qui vont se réunir à Porto Alegre
et d’autres semblables à eux.
Voyez-vous ce mouvement comme une sorte de nouvelle “Internationale” des forces progressives de gauche? Dans ce sens, devrait-il avoir un programme?
Le but traditionnel
de la gauche depuis ses origines modernes est d’amener une forme de
globalisation basée sur la participation de la grande masse de la population
mondiale, et ce, en conformité avec leurs intérêts — divers, complexes,
souvent peu clairs, qui doivent être explorés de manière créative et expérimentale :
en un mot, une “internationale”. Il y a eu des efforts préliminaires
au XIXe siècle, soit non aboutis, soit détournés par un pouvoir d’État
brutal ou par d’autres facteurs.
Le FSM promet de
devenir la première manifestation vraiment significative d’une telle
globalisation à partir de la base, un projet vraiment bienvenu, qui promet énormément.
En ce qui concerne le programme, il y a un certain nombre d’analyses et de
perspectives communes. Des programmes ont été formulés dans des
rencontres précédentes, et ont conduit à l’action coopérative. Dans
quelle mesure il y aura une organisation commune, c’est à définir par
les participants.
Quelle est la différence entre l’anti-américanisme et la lutte contre la globalisation?
Traduit dans des
termes plus appropriés, il est évident que les luttes populaires contre
cette forme particulière d’intégration internationale ne peuvent être
comprises comme “anti-américaines”, si le terme “américain” désigne
le peuple des Etats-Unis. Une raison simple en est que la majorité de la
population américaine s’y oppose, et c’est pourquoi les négociations doivent
avoir lieu derrière des portes closes, les questions ne doivent pas être posées
lors des élections, et les médias doivent maintenir le “voile de secret”
sur ce qu’ils savent.
Croyez-vous que les discussions du Forum puissent faire changer l’esprit des hommes au pouvoir ou au moins influencer leurs actes?
Il y a certainement
eu une influence sur la rhétorique des pouvoirs dominants, et dans une
certaine mesure, sur leur pratique. Même les régimes totalitaires et les
dictatures militaires doivent répondre, dans une certaine mesure, à
l’opinion publique; et c’est encore beaucoup plus vrai dans les systèmes
plus libres et démocratiques. Mais le but ne devrait pas être seulement de
conduire les puissants à être moins durs; il devrait plutôt être de démanteler
les concentrations de pouvoir illégitime.
La globalisation néolibérale est accusée de nombreux désastres dans le monde, de l’Afghanistan à l’Argentine. Mais les partis politiques comme le Parti des Travailleurs au Brésil pensent que l’alternative est ce qu’ils appellent “socialisme démocratique”. Êtes-vous d’accord? Que signifie “socialisme démocratique” pour vous? A-t-il jamais existé un pays à la fois socialiste et démocratique?
Je doute que
quiconque pense qu’une forme particulière d’organisation sociale soit LA
solution aux “désastres nationaux partout dans le monde”. Ceux-ci sont
nombreux et variés, leurs causes sont diverses, et il y a de nombreux chemins
à explorer, parfois à suivre, pour les améliorer ou les vaincre.
Le “socialisme démocratique”
n’est pas un concept simple. Pas plus que l’un de ses composants, “démocratie”.
Au niveau le plus simple, une société est démocratique pour autant que sa
population puisse prendre des décisions significatives dans des matières qui
la concerne. On a compris depuis longtemps que les formes de démocratie
ont un contenu très limité quand les décisions sur les aspects fondamentaux
de la vie sont dans les mains de concentrations de pouvoir privé, et quand la
société est dominée par “les affaires pour le profit privé à travers le
contrôle privé des banques, du terrain, de l’industrie, renforcé par la
domination de la presse, des agences de presse et des autres moyens de publicité
et de propagande”.
Je ne cite pas le
Parti des Travailleurs mais John Dewey, peut-être le philosophe social
occidental le plus éminent et le plus respecté du XXe siècle, dont l’intérêt
principal était la théorie démocratique et qui était “aussi américain
que tarte aux pommes” comme dit le proverbe. En fait, son diagnostic sur les
graves déficiences de la démocratie contemporaine et ses recommandations
pour y remédier font écho à des idées (et à des actions) qui remontent
aux origines des mouvements ouvriers aux EU et ailleurs.
En adoptant un point
de vue similaire, Dewey a expliqué que si les formes démocratiques devaient
avoir un contenu réel, l’industrie devrait évoluer “d’un ordre social
féodal à un ordre social démocratique” basé sur le contrôle par les
travailleurs et sur l’association libre, notion clé du socialisme. A défaut
de cela, comme il l’a aussi observé, la politique restera “l’ombre portée
sur la société par le gros business, et l’atténuation de l’ombre ne
changera pas sa nature”. Je mentionne Dewey seulement pour montrer que de telles
conceptions sont, ou devraient être, une seconde nature pour ceux qui accordent
la moindre pensée au principe démocratique, et, comme je l’ai dit, elles ont
été des lieux communs parmi les travailleurs et les mouvements populaires en
général pendant longtemps. Il est donc tout à fait approprié qu’elles
soient reprises par le Parti des Travailleurs et adaptées à ce qu’ils
voient comme problèmes et circonstances spécifiques au Brésil.
Votre travail de linguiste a été considéré comme “élitiste” parce qu’il proposait une base commune à touts les langages, ce qui semblait aux multiculturalistes un mépris des différences culturelles. Mais votre militantisme politique est contre l’élitisme. N’est-ce pas là une fausse contradiction? Des recherches récentes, d’ailleurs, tendent à confirmer votre théorie linguistique.
Est-il élitiste de montrer qu’il y a une “base commune” aux systèmes visuels humains, qui expliquent que les enfants, dans des conditions normales, développement un système visuel humain, contrairement aux insectes, qui varie bien sûr avec l’expérience mais qui repose sur le même moule? Ou, pour prendre une évidence comparable, qu’il y a une “base commune” aux systèmes linguistiques humains, qui expliquent que les enfants, dans des conditions normales, développent un langage humain, contrairement aux chats et aux chimpanzés, qui varie bien sûr avec l’expérience, mais qui repose sur le même moule?
Plus généralement, est-il élitiste de supposer que les plus hautes facultés mentales humaines sont comme tout le reste que nous connaissons dans le monde biologique, et que chaque enfant est, pour cette raison, capable d’acquérir n’importe quel langage humain, ou système moral, ou n’importe quel autre aspect de ce que nous appelons vaguement “culture”? Cela semble élémentaire. En fait, les multiculturalistes les plus extrêmes doivent être confrontés à cette thèse. Un enfant n’acquiert pas une culture en prenant une pilule. Ma petite-fille pourrait acquérir les cultures des aborigènes australiens, des bouddhistes thaïlandais, ou de n’importe quelle société humaine, mais son chat ou son chimpanzé ne pourraient pas, pas plus qu’elle ne pourrait acquérir leur compétence dans beaucoup de domaines.
A moins de croire en la magie, tout cela est reliable à la dotation génétique, qui procure une “base commune” pour ce qui est traditionnellement appelé le “caractère spécifique” d’organismes particuliers; les humains aussi, si l’on prend pour principe qu’ils sont des parties du monde naturel, pas des anges. Evidemment, il y a des questions sérieuses et importantes sur ce qui constitue ce caractère spécifique, y compris la faculté commune du langage. Personne, ni moi ni qui que ce soit d’autre, ne possède une théorie linguistique, et mes propres idées changent virtuellement chaque fois qu’un doctorant se présente dans mon bureau avec de nouvelles réflexions à ce propos. Le travail récent a effectivement clarifié beaucoup de ces questions, parfois dans des sens très étonnants et surprenants, en ouvrant de nouveaux problèmes qu’on n’imaginait pas auparavant. C’est ce qu’on devrait attendre d’un programme de recherche vivant et qui vaille la peine d’être poursuivi.