ALTERNATIVE LIBERTAIRE  N° 11 - Février 2002  

 

 

Raoul Vaneigem 

"CRITIQUE DE LA DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME"

L'histoire des libertés accordées à l'homme n'a cessé de se confondre, à ce jour, avec l'histoire des libertés accordées par l'homme à l'économie

 


Il n'y a pas lieu de s'étonner  ou de s'indigner que les libertés qui sont accordées aux hommes leur soient ôtées, et que vidées de leur sens ou niées par l'usage, elles lui deviennent inaccessibles, jusque dans le principe même d'espérance qui les nourrit.

L'essor des droits de l'homme procède de l'expansion du libre-échange. Leur déclin au sein des démocraties et leur prohibition par les régimes despotiques obéissent au repli défensif d'une économie dont la forme dominante, ancienne et statique, se trouve en danger d'être supplanté par l'émergence d'une forme dominée, nouvelle et dynamique. C'est toujours à la faveur : de telles crises qu'une société revendique le plus radicalement son humanité et prend le mieux conscience du joug tutélaire et répressif que constitue l'économie d'exploitation.

Les droits de l'homme ne sont que les ampliations particulières d'un droit unique, celui de survivre à la seule fin de travailler à la survie d'une économie totalitaire, qui s'est imposée mensongèrement comme seul moyen de subsistance de l'espèce humaine.

Les droits de l'homme se paient par des devoirs que fixe un contrat social immanent. Celui-ci impose à chaque individu d'acquitter le prix de sa survie aléatoire, en agréant un pouvoir supérieur auquel il est tenu d'obéir et dont il a pour mission d'accroître le profit.

Les Droits de l'Homme consacrent sous une forme positive la négation des droits de l'être humain. L'homme abstrait n'est en effet que le producteur substitué à l'individu créant sa propre destinée en recréant le monde.

Il faut admettre néanmoins qu'en proclamant, à travers des siècles d'histoire inhumaine la nécessité pour tous de bénéficier d'un minimum vital, les droits de l'homme, implicitement admis ou clairement revendiqués, ont été les garants de cet instinct de survie sans lequel il n'est pas de vie possible. Jusqu'au jour où il est apparu que le goût de survivre s'altérait en son contraire s'il ne débouchait pas sur une vie humainement vécue.

À mesure que l'économie d'exploitation a étendu son emprise totalitaire au monde entier, elle a atteint à un mode de survie autonome, que la reproduction du capital spéculatif suffit à lui assurer et qui suggère qu'à la limite elle peut se passer des hommes. L'abstraction hyperbolique d'un système produit par les hommes, et qui leur échappe pour se retourner contre eux, fait peser une menace de mort sur la survie de l'espèce humaine, des ressources naturelles, de la planète et de l'économie vouée, par voie de conséquence, à imploser.

Le droit de survie, concédé à quiconque se l'approprie " à la sueur de son front ", agit avant tout comme un sursis et un recours contre la condamnation à mort que l'économie prononce à l'endroit de celui qui ne travaille pas à en accroître la puissance.

Le souci de rentabilité a promulgué le premier acte humanitaire : la mise au travail des prisonniers de guerre auparavant exterminés pour s'épargner le soin de les nourrir et fournir un holocauste aux Dieux dont la communauté sollicitait les faveurs.

L'esclavage substitué à la mise à mort, traduit parfaitement la vente d'un système promettant la survie à ceux-là seuls qui le servent

LES LIBERTÉS MARCHANDES ESQUISSENT ET NIENT

LES LIBERTES HUMAINES

 

Le capitalisme s'est avisé de découvrir dans l'inventivité technique, que son avidité sollicitait, des instruments incomparablement plus parfaits et plus dociles que ses esclaves salariés La liberté qu'il accorde au serf devenu prolétaire stipule par contrat qu'elle doit avant tout servir a un savoir-faire et à une habileté mécanique (ouvrier se dit du reste en latin médiéval "mechanicus") et qu'elle ne peut se trouver dissipée ou contrariée par quelque velléité qui l'écarterait de la droite ligne du labeur. Tel est encore le sens de l'Habeas corpus de 1679, offrant une garantie contre les poursuites, les arrestations, les incarcérations abusives.

 

Rédigée, selon un projet de Georges Mason, après le début de la guerre d'indépendance américaine la déclaration dès droits de Virginie, proclamée le 12 juin 1776, est la première à stipuler "Que tous les hommes sont nés également libres et indépendants et qu'ils ont certains droits inhérents dont ils ne peuvent, lorsqu'ils entrent dans l'état de société, priver ni dépouiller par aucun contrat leur postérité : à savoir le droit de jouir de la vie et de la liberté, avec les moyens d'acquérir et de posséder des biens et de chercher à obtenir le bonheur et la sûreté". Elle s'inscrit sous le sceau d'une générosité qui fait la part belle à l'esprit et pave de bonnes intentions l'enfer de la nécessité. Le souhait que tous soient " nés également libres et indépendants " révoque à raison l'ignoble droit de filiation des ci-devant. Mais le législateur sait combien la condition sociale et le milieu familial perpétuent l'inégalité et la dépendance, lui qui, évoquant la vie, la sûreté quotidienne, la jouissance et le bonheur les assujettit à l'appropriation et à la possession de biens.

Ce que laissait entrevoir de révolutionnaire et d'émancipateur l'article de la déclaration des droits de Virginie, "Que tout pouvoir est dévolu au peuple, et par conséquent émane de lui ; que les magistrats sont ses mandataires et ses serviteurs, et lui sont comptables à tout moment", a chaviré sur tous les écueils du parlementarisme démocratique. Quand le système de représentation a emprunté sa tournure la plus radicale, en proposant d'accorder tout le pouvoir aux conseils ouvriers, il a aussitôt dérapé pour verser dans une des pires tyrannies que le monde ait connues.

 

Les techniques de la publicité de la propagande, de la communication de l'information, de la mise en scène du vécu, alliées à l'indigence de la pensée a l'avilissement de la conscience, à l'autocensure apeurée, au pouvoir de l'argent ont fait justice d'un droit qui fut longtemps une arme contre toutes les tyrannies. "Que la liberté de la presse est l'un dès plus puissants bastions de la liberté et ne peut jamais être restreinte que par des gouvernements despotiques".

 

On peut mesurer à l'aune des gouvernements, que la population des États-Unis est réputée s'être choisis librement, la valeur actuelle de la déclaration d'indépendance américaine du 4 juillet 1776 : " Tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté, et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis par les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l'organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur " De même que la démocratie athénienne de la Grèce ancienne ne concevait pas d'ouvrir le champ de ses libertés aux esclaves et aux métèques, la déclaration américaine exclut implicitement les Indiens et les Noirs, auxquels dénie leur statut d'hommes à part entière ce Dieu de Calvin dont relève par ailleurs le " droit aliénable " au bonheur et à la liberté

 

La déclaration des droits de l'homme et du citoyen, adoptée, par l'Assemblée nationale française le 26 août 1789, et inspirée a ses principaux rédacteurs, Anson, Mounier et Mirabeau, par les conceptions de Diderot Rousseau et Montesquieu, met fin juridiquement à l'Ancien Régime ; et inaugure un règne où les libertés sèmeront sans cesse les germes d'une subversion, qu'écrasera avec une égale opiniâtreté l'expansion économique qui en fut l'instigatrice. La première partie de l'article 1er "Les hommes naissent libres et égaux en droit " ; révoque à jamais l'odieux privilège de naissance des prétendus aristocrates, et suffirait à sa gloire. L'usage légitime que les régimes bourgeois et bureaucratiques ont tiré de la seconde partie". Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune " en a fait le modèle d'une honteuse hypocrisie. Sa radicalité aura pour conséquence particulière le décret de la Convention française du 4 février 1794 abolissant l'esclavage, encore celui-ci n'entrera-t-il en vigueur qu'en 1948 grâce a l'obstination de Victor Schœlcher L'esclavage légal que perpétue le travail salarié n'a pas été, à ce jour, aboli.

 

IL N'Y A PAS DE DROITS ACQUIS, IL N'Y A QUE DES DROITS À CONQUÉRIR

 

Les meilleures intentions n'ont jamais donné, dans des conditions qui les contrariaient, que des résultats qui allaient à l'encontre de leurs principes les plus élémentaires. La lutte contre les tyrannies s'est autorisée de l'humanisme avec une libéralité que le libéralisme a foulée aux pieds.

 

Les tyrannies anciennes n'ont jamais dissimulé leur mépris de l'homme, jugeant qu'il méritait de les subir puisqu'il les tolérait, voire les appelait de ses vœux. Des despotes dont l'insanité couronna tant d'empires chinois, romains, mongols, aztèques, ottomans ou zoulous à la furia des régimes national-socialiste et staliniens se répète à satiété l'oraison sanguinaire de Caligula, " que le peuple n'eût qu'une tête afin de la lui pouvoir couper d'un seul coup ". Il faut attendre le jacobinisme et sa résurgence dans le prétendu communisme pour que l'homme soit tout à la fois magnifié et rabaissé au ras du goulag.

 

L'humanisme prône la dignité de l'homme abstrait jusqu'à la pire indignité de l'homme concret. Le christianisme en offre l'un des exemples les plus éclatants. Son Dieu, qui se fait Homme pour lui ouvrir la porte du salut, le damne au nom de l'homme lui-même. l'exhortation à s'aimer les uns les autres a, pendant des siècles servi de caution à l'exaction, au massacre, à la barbarie Le christianisme a été ainsi un des modèles les plus achèves du progressisme pratiquant la torture par l'espérance, qui met a mort au nom du bonheur avenir. La montée vers le règne des saints et l'édénique société sans classes n'a connu d'autre chemin que les degrés de l'échafaud. Le propos de Manon Philippon-Roland, "liberté, que de crimes l'on commet en ton nom", devrait être gravé sur tous les temples de la philanthropie

 

Si l'humanisme replace l'homme au centre de l'univers, c'est au cœur d'un monde qui l'aliène. Le mot lui-même exhale un relent d hypocrisie, il est payé par la marchandise à visage humain pour oublier qu'elle grave son inhumanité dans la chair de celui qui la produit. Il représente et empêche le dépassement de l'homme économise. Les progrès du libre-échange n'ont amélioré la survie qu'aux dépens de la vie et l'on peut aisément discerner a quel effet a mené un humanisme où l'homme de désir est réprimé par l'homme économique. Car depuis les lynchages sacrificiels dont les communautés paysannes néolithiques honoraient déjà les Dieux de la fertilité, aux holocaustes et génocides du XXe siècle, la barbarie n a guère varié, malgré les vernis successifs que la marchandise applique aux mœurs pour en polir l'apparence.

 

Le contrat social selon lequel l'Etat accorde a l'homme un statut de citoyen relève d'un marché de dupe conforme à l'esprit du commerce.

 

L'Etat possède en fait tous les droits et se trouve en position de n'en concéder aucun, s'il le juge utile. Ensuite, le citoyen n'est pas l'individu mais sa forme abstraite, mise au service d'un pouvoir qui argue de son consentement fictif pour s'exercer a ses dépens.

 

Enfin, rompu aux coercitions, l'homme concret cède aisément à l'inertie, à la passivité, à la résignation, instillant à ses révoltes un désespoir qui les induit à échouer ou, pire, à réussir en tournant à revers le projet d'émancipation qui les avait inspirées.

À l'homme, sacralisé par le pacte que la religion lui imposait de signer avec ses Dieux, succède le citoyen, enrôlé au service de l'Etat par un contrat dont il n'a pas choisi les termes. La désacralisation des religions a sacralisé l'État et ceux qui, servant son ministère deviennent les garants de droits qui postulent l'obédience. L'humanisme est le culte de l'homme alièné.

 

Supposés nous prémunir contre tout ce qui entreprend de les violer, les droits de l'homme sanctionnent de facto le caractère oppressif d'une communauté dont les intérêts lèsent ou contrarient ceux de ses membres. Il est temps de promouvoir une société qui se trouvera dispensée de garanties tutélaires, parce qu'elle aura anéanti les conditions qui précisément  engendrent la violence, le viol, l'oppression et aliènent leur contestation.

 

DES DROITS SANS DEVOIRS,

À LA CRÉATION

D'UN STYLE DE VIE

 

"Il est indispensable de faire une déclaration des droits pour arrêter les ravages du despotisme". Barnave justifiant ainsi la déclaration du 26 août 1789, entendait armer les citoyens contre la tyrannie de l'aristocratie, classe parasitaire tirant ses revenus d'une économie agraire, dont l'immobilisme entravait le processus de développement du commerce et de l'industrie. Son propos ne perdrait rien de sa pertinence, appliqué aux séides du totalitarisme économique, qui ruine les ressources terrestres et humaines pour accroître une masse monétaire inemployée freinant la production des énergies naturelles et le dynamisme naissant d'une nouvelle économie. Mais s'il règne dans le monde entier une situation similaire a l'état de la France à la veille de sa révolution, nous ne pouvons nous borner à revendiquer des libertés qui sont issues du libre-échange alors que la libre circulation des capitaux est désormais la forme totalitaire d'un système qui réduit l'homme et la terre a une marchandise. Nous ne pouvons nous satisfaire de droits abstraits dans une société où l'emprise économique abstrait l'homme de lui-même.

Nous sommes engagés dans un processus de mutation économique où le régime d'exploitation de la nature et de l'homme par l'homme a atteint son stade de stagnation et cède peu à peu sous les coups d'une nouvelle économie. Celle-ci se fonde sur les énergies naturelles et mise sur la nécessaire reconstruction de l'environnement pour rendre au profit un dynamisme, entravé par l'immobilisme d'une économie qui se dévore elle-même dans le circuit fermé de la spéculation financière. Mais, aussi propre et écologiquement correcte qu'elle se veuille, la marchandise n'est pas la vie : elle est ce que l'économie tend à substituer et à subtiliser à la vie.

 

Au-delà d'une mutation économique qui réhabilite le vivant comme objet de profit, nous voulons promouvoir la gratuité d'une vie qu'il appartient à la conscience humaine d'explorer, d'affiner et d'harmoniser.

 

La dictature de la valeur d'échange a propagé partout un nihilisme qui affole les consciences et les corps avec les ombres de la mort. Le cyclone de la spéculation financière a renversé les valeurs du passé, aucune éthique ne résiste au flux monétaire où tout s'annule en s'échangeant contre tout.

 

Nos seuls critères, nos uniques repères ne peuvent naître que de nous-mêmes et d'un projet de société qui ranime en chacun le sens humain, pour vivre, et non pour survivre comme une bête aux abois dans la jungle du calcul égoïste.

 

La richesse technologique ne cessera de nous appauvrir davantage si nous tardons à nous l'approprier pour enrichir une existence qui soit, inséparablement, création de soi et du monde.

 

NOTRE HISTOIRE EST EN PROIE À UNE NOUVELLE MUTATION

 

Après la révolution agraire, qui abolit l'économie de cueillette et inaugure l'économie d'exploitation, après la Révolution française, qui met fin a la prédominance du mode de production agraire et intronise le règne du libre échange nous entrons dans une ère où l'exploitation de l'homme et de la nature se trouve supplantée par une alliance privilégiant la production d'énergies renouvelables, la valeur d'usage des biens, l'utilité sociale et le respect de l'environnement.

 

Pour la première fois, le changement de société laisse entrevoir des conditions propices à l'individu qui, lassé des libertés fictives dont sont prodigues les pouvoirs politiques, sociaux, économiques, a résolu de s'octroyer des droits enfin accordés à cette volonté de vivre, qui est en lui le désir de tous les désirs. Le désir de mener sa vie selon la multiplicité des passions qui en confortent le goût et la puissance établit des droits sans devoirs ni contreparties.

 

Au marchandage qu'impliquait le précepte "il n'y a pas de droits sans devoirs", nous voulons substituer le principe "il n y a pas de droits sans désirs, il n'y a pas de désirs sans droits".

Les droits de l'être humain s'inscrivent dans une dialectique de vie en rupture avec la dialectique de mort qui a prévalu jusqu'à nos jours. Se souvenir de vivre abolit le temps du mémento mori, "souviens-toi que tu dois mourir".

Les droits de l'être humain prêtent une forme sociale à la conscience du vivant en tant qu'organisation humaine de la nature.

 

La mutation économique en cours s'ouvre sur une mutation de civilisation. La première travaille déjà à la mise en œuvre des énergies naturelles renouvelables de l'agriculture biologique, des technologies affectées au rééquilibrage de l'environnement. La seconde est entre nos mains, et en butte à la confusion qu'entraîne toujours la conjonction d'une ère ancienne, qui s'achève et des innovations, se frayant un chemin à travers les décombres.

 

La déclaration des droits de l'être humain tente de fonder sur la création de soi et du monde une rupture radicale avec les modes de pensées, les réactions psychologiques, les mœurs, les habitudes sociales, les comportements individuels et collectifs qui ont, en pénétrant jusqu'au subconscient, définit l'homme la femme et l'enfant pendant près de dix millénaires. Quand elle ne répondrait qu'au souci de porter à la connaissance de tous des droits que chacun de nous côtoie le plus souvent sans y accéder - par peur ou ignorance, elle aurait déjà justifié de son utilité, car ce qui appartient en propre à la nature de l'homme ne doit pas lui être interdit plus longtemps par un système de dénaturation universelle.

 

«Raoul Vaneigem

repiqué sur

http://www.mayo37.fr.st/