ALTERNATIVE LIBERTAIRE N°
11 - Février 2002
QUAND
MÊME, ELLE EST BELLE CETTE RÉVOLUTION
BLACK
BLOCK IS BEAUTIFULL
Il
est passé le temps où différents empires se contrattaquaient.
Plus de conflits. Tous unifiés pour mille ans. C'est merveilleux. Les Juifs allemands d'hier sont aujourd'hui tous des Américains. Jusqu'à notre monnaie qui atteindra bientôt la valeur des Etats-Unis. C'est bientôt la mort du Petit Prince, sa planète entrera en collision avec celle du businessman sérieux, celui qui enferme les étoiles dans un tiroir.
L'image qui a forgé notre génération est celle d'un somptueux bateau qui sombre à l'unisson dans l'océan. Plus question de faire des gosses maintenant il est trop tard. Dès la naissance, ils sont désormais formatés de désirs conformes.
En 1984 on avait quatorze ans. On parcourait les villages habillés n'importe comment et on s'arrêtait sous le porche des églises pour faire des batailles d'eau. On s'inventait des chemins qui n'existaient pas et on en sortait couverts de marques sur tout le corps. Le soir on s'engueulait car on avait tous des idées différentes. Et puis on rapprochait nos sacs de couchage pour se protéger de la froideur de la lune. Au matin les vaches nous prêtaient leurs abreuvoirs pour nous y brosser les dents. Et puis on lisait l'ouvrage éponyme d'Orwell et on se disait putain quelle imagination.
Maintenant c'est trop tard on y est. "Un état totalitaire vraiment "efficient" serait celui dans lequel le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques et leur armée de directeurs auraient la haute main sur une population d'esclaves qu'il serait inutile de contraindre, parce qu'ils auraient l'amour de leur servitude." Aldous Huxley.
Dans notre Etat éminemment centralisé, le pouvoir est ravi d'orchestrer lui-même sa propre contestation. Les cars des syndicalistes européens ont été réservés depuis des mois. De même que les gueulophones et les phrases à répéter ensemble tous ensemble. Afin de s'assurer de ne pas perdre un de ces joyeux marcheurs, chacun a reçu son sac poubelle coloré avec sa petite nominette. Bobonne sera contente c'est pas salissant. Moi ces jours-là je reste dans ma turne. Les slogans qui marchent au pas c'est pas mon truc.
L'après-midi, à trente borne de là, des dread loques humaines défilent dans les rues. C'est sympa, mais ceux-là ils ont fait le choix de rester tout seuls.
Le lendemain a été réservé pour les chantres de l'euro à visage humain. Ceux qui ont choisi le même nom qu'une chaîne de grands magasins français. Vu qu'ils sont désormais intégrés à 100%, les forces de l'ordre n'ont absolument plus besoin d'être visibles. Elles ont trouvé leurs plus efficaces collaborateurs. Comme les fabricants de sacs poubelles sont débordés ils ont opté pour la veste jaune interchangeable, histoire d'être tous ensemble. C'est eux qui assureront le cordon sanitaire tout au long du parcours. Surtout ne pas sortir du trajet co-organisé avec la police.
Seule échappatoire pour fuir les slogans réducteurs qui nous entourent, se fondre au milieu de majestueux drapeaux noirs, qui n'éprouvent aucun besoin de rameuter la piétaille et qui dansent en rêvant à Babylone, cette cité qui a accueuilli tant de populations différentes.
Les malheureux Black Blocks échoués là ont de quoi désespérer. Jusque là, il ne se sera rien passé à Bruxelles. Alors, afin de conjurer l'ennui, de temps à autre, une vitrine ciblée vole en éclats.
Mais déjà se profilent au loin les créneaux de Tour et Taxis. Ah ben flûte, c'est donc qu'on est déjà passés devant le château de Laeken, on nous l'a même pas dit. Moi qui croyais que ça n'avait pas encore commencé en fait c'est déjà fini. Puis c'est la dislocation musclée.
Le lendemain, assemblée de capitalistes à visage humain à L'U.LB. On s'y congratule de la bonne marche des actions de la veille. Seule ombre au tableau, ces fameux Black Blocks qui sont sortis du cadre, et qui pour un peu auraient failli donner un ton radical à une partie du défilé. Etudiant-brosse à dents.
En attendant la Street Party, 'y a plus qu'à aller à la manif anar. 'Y en a qui disent qu'y en n'a pas un sur cent. Mais alors autant ensemble 'paraît que c'est une des premières fois depuis '36. C'est le calme plat tant qu'on traverse les quartiers déserts. Personne ne sait qu'on existe. Mais voilà qu'on approche des boulevards de la consommation. Ni une ni deux voilà l'hélicoptère. Les clones casqués se déploient partout autour de nous. Et impossible de prendre le métro il est bloqué.
Alors à trois on décide de s'éloigner jusqu'à la gare du Nord. Vous savez, cette espèce de cité de verre silencieuse. On baigne dans l'univers d'utopie de Schuyten et Peeters. Nous voici dans un endroit pas fait pour habiter, mais pour faire travailler les zombies déportables. Car comme on nous l'a stipulé à l'article 3, Les bureaux sont faits pour travailler. Dans les pavillons, il y a les familles. La vie est faite de moments détachables. Chaque moment a sa place. D'ailleurs c'est bientôt le jour de la dinde aux marrons. Tout est en ordre. Nul ne s'en plaint. Pour ceux qui appartenaient encore au Parti Imaginaire, ceci est le dernier avertissement.
Aux pieds du W.T.C., une sculpture bizarre. Ca ressemble à un avion qui aurait raté son coup, et qui pique du nez dans le sol. Après trois minutes de silence attendris, on s'enfonce dans les souterrains. Pour un court instant, nous pénétrons dans une autre dimension. Alors qu'au-dessus de nos têtes, la violence éclate, ici chacun prépare ses fêtes de fin d'année. Les gens vont et viennent les bras chargés de paquets multicolores, au son de musiques aériennes et de communiqués pour les contrôleurs 242.
Pendant ce temps, au-dessus, des types habillés en manifestants ont coincé d'autres manifestants sous un pont pour contrôler leur identité. Tactique vieille comme le monde. A l'autre bout c'est la Street Party. Enfin. Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent. Ceux-là, s'ils n'ont pas lu Kropotkine, ils savent qu'il n'y a pas à demander l'autorisation pour demander l'espace prioritairement réservé aux véhicules. Le sound system est branché sur le premier camion. Pour un peu, j'y resterais collée jusquà la nuit. Mais tous les dix pas, ça sort tellement du quotidien qu'il est essentiel de s'en remplir les yeux. Jusqu'au dernier camion-tank. Celui-là, on sait pas trop où ils ont été le chercher. Je serais pas trop étonnée qu'une autopompe manque à l'appel, et que celle-ci ait été vidée de son contenu par les musiciens de la fanfare Belgikistan qui y trônent. Pendant des heures dans les rues montantes des quartiers populaires de Saint-Gilles, les oreilles collées aux baffles on s'enivre de notes.
Pendant qu'autour de nous c'est la play-mobilisation générale. Car dans ce monde où il suffit d'afficher les marques à consommer sur tous les espaces de notre quotidien pour enchaîner les esprits, nous sommes les derniers terroristes. Nous ne rêvons pas d'un meilleur des autres mondes possibles, où le capitalisme aurait un visage humain. On réclame la rue, on réclame notre vie, on crée notre monde. On l'affiche et on l'autocolle, par terre et sur les murs. A la craie et à la bombe. Il n'est même plus question de violence, maintenant que par notre créativité, on a brisé le carcan des vieilles manifs moribondes. Des heures durant des jongleurs de feu serpenteront dans les airs. Ils peuvent bien nous bloquer toute la nuit en espérant que la tension monte. Nous on est libres et on chante. Putain ce qu'elle est belle cette révolution. Ah pardon ça je l'ai déjà dit.
Qui est-elle cette masse inconnue, cette foule sans visage ? C'est ce qui fait notre force. Il n'y en a pas deux parmi nous qui aient la même opinion. Derrière ces cagoules qui se protègent moins du froid que des caméras des policiers qui nous filment des balcons, se cache une nouvelle génération. Celle-là, elle est peut-être née du remake de Titanic, celui où la navigation aérienne a fait couler tour à tour le rêve américain et un empilement de businessmen post-coloniaux.
Dans la nuit montante, grimpés à quatre par toit de bagnole, immobiles dans le silence ils attendent.
Les rebeus du quartier, ils hallucinent. Un tel déploiement militaire pour des jeunes qui dansent dans la rue, ils sont pas sûrs d'avoir tout compris. Finalement, comme l'émeute ne vient pas, on nous relâche, et dans une ambiance Toujours Jaune, nous entrons dans le Cirque de Babylone. Et on conjure le sommeil, car dans ces moments-là on n'a plus besoin de dormir.
Le lendemain, plus rien. Pour quelques heures encore, on pourra tourner le bouton de nos radios et avoir de vraies informations exemptées de pubs. Un naufragé explique en gros qu'on continue car on n'a nulle part où aller.
A part ça, la vie a repris son cours. C'est pire qu'avant. En cette vieille de fêtes de fin du monde, les magasins sont ouverts même le dimanche. Et on déplore des phénomènes de masses dans toutes les galleries commerciales.
Ben voilà il faut se rendre à l'évidence. Dans cette anti-utopie on est la minorité. De temps en temps dans la foule d'acheteurs conformes on en reconnaît un. A un détail, mais ça ne trompe pas. Un sac à dos un peu trop volumineux, un instrument de musique, un bonnet noir. On s'échange un éclair. Et on se refond dans la foule.
Depuis hier, au coin de ma rue il y a une inscription anarchiste. Les gens qui vont travailler passent devant sans s'arrêter. C'est tout ce qu'il nous reste.
C'est tout petit dans le quotidien mais quand même elle est belle cette révolution.
«Lara Erlbaum
BRUXELLES...
Ce
dernier commentaire sur le sommet de Bruxelles ressemble à première vue aux
reliefs réchauffés d'un repas n'ayant plus aucun intérêt gastronomique.
Cependant, quelques petites nuances personnelles peuvent peut-être encore
pimenter la sauce.
Dominés
par l'impérialisme américain, les Etats européens ont créé une Union pour
renforcer leur pouvoir sur leurs peuples respectifs et empêcher les Etats-Unis
de grignoter une partie de leur gâteau. Empêtrés dans leurs rivalités, les
Européens ne cessent de se chamailler sur des questions de préséance et
d'influence. Ces querelles de puissants entre quelques Grands, Moyens et Petits
ne concerneraient qu'eux et leurs ambitions si l'addition n'était toujours payée
par les mêmes, ceux qui ne sont pas admis au festin et qui reçoivent les coups
de bâtons.
A
l'occasion de la clôture de la présidence européenne de la Belgique, la réunion
des chefs d'Etat de l'Union s'est tenue à Bruxelles. De châteaux en Palais, de
caviar en foie gras, l'Union a, comme d'habitude, montré sa désunion. La dévolution
des sièges des nouvelles agences a été l'occasion de débats sordides et
interminables au point que la décision a dû été reportée. Finalement, la prébende
la plus importante fut enlevée de haute lutte par la France après une bataille
de chiffonniers. Et l'on a pu voir Giscard-le-Nanti et Jospin-le-Trotskiste, très
satisfaits l'un de l'autre, attablés ensemble devant le tout nouveau fromage de
la Convention sur l'avenir de l'Europe. Chargé d'annoncer la nouvelle, le
Premier belge Verhofstadt s'est d'ailleurs permis des commentaires dénigrants
et méprisants sur la personne de l'ancien président de la république.
En
marge des agapes des nantis, trois journées de manifestations ont marqué le
sommet.
Le
13 décembre, les syndicats intégrés au système capitaliste avaient battu le
rappel de leurs affiliés et réussi une mégamanifestation qui a processionné
tout l'après-midi aux pieds des ministres européens enchantés.
Le
lendemain 14 décembre, la manifestation du D14 rassemblait quelques 80
associations auxquelles les anarchistes s'étaient joints. Le défilé s'est déroulé
dans une atmosphère moins paisible que le jour précédent. Les banderoles
contre l'Europe des marchands et de l'argent se doublaient d'autres slogans
appelant à la révolution contre l'Etat et contre tous les Pouvoirs. Harcelés
sans cesse par des policiers en civil infiltrés dans la manifestation, les
anarchistes ont jusqu'au bout conservé leur sang-froid, limitant leurs
ripostes, malgré les provocations, à quelques voitures de luxe endommagées,
quelques agences de banque attaquées et deux postes de police saccagés. Mécontente
d'avoir été l'objet de la colère populaire, la police en uniforme attendit la
fin de la manifestation et la dislocation pour attaquer avec autopompes et
matraques. Plusieurs milliers de personnes se retrouvèrent ainsi enfermées
dans le carré de Tours et Taxis. A l'évidence, les policiers n'obéissaient
plus à personne et cherchaient à régler quelques petits comptes personnels.
Un affrontement général fut évité de justesse mais l'avertissement était
clair : la police voulait casser du prolo, nostalgie des bastonnades.
Le
samedi 15 décembre, deux manifestations étaient organisées. La première,
composée d'associations réformistes, prenait la forme d'une Marche pour la
Paix tandis que la seconde rassemblait les anarchistes ayant répondu à l'appel
de la "Coordination anarchiste européenne".
Vers
14 heures, une mer noire de plusieurs milliers d'anarchistes recouvrait la Porte
de Hall. Au moment du départ du cortège, on apprenait l'arrestation préventive
ou administrative - les qualificatifs ne manquent jamais dans ces cas-là -
d'une dizaine de militants. La tension montait déjà. Le pouvoir poursuivait
ses provocations entamées la veille. Comme l'avouera le ministre belge de l'Intérieur
dans une interview à la télévision, des policiers spécialisés et déguisés,
en jeans et avec piercings, avaient pris place dans le cortège pour observer,
arrêter, empêcher, dénoncer ou réprimer. La manifestation s'est ainsi déroulée
dans une liberté très surveillée et sous le regard des autorités. Malgré ou
à cause de cela, au retour vers la street party, des voitures de grand luxe,
garée ostensiblement ou imprudemment sur le parcours de la manifestation,
subirent comme la veille les conséquences de leur témérité. Quelques vitres
et une agence de banque furent mises à mal. Une rumeur persistance indique
toutefois que ces déprédations furent l'œuvre des policiers infiltrés qui,
comme le jour précédent, ne furent pas avares de provocations. En coordination
avec leurs collègues robocops qui enserraient plus spécialement la queue du
cortège, ils isolaient certains manifestants pour procéder à des
arrestations, pratiquant la traque des traînards, chassant devant eux les
petits groupes isolés. Le point d'orgue fut donné lors de la street party où,
comme la veille, la police cherchait l'incident. On apprit le lendemain que les
policiers avaient été abandonnés à leurs instincts, leurs chefs se
querellant sur leurs compétences respectives, les politiciens s'énervant et
comme d'habitude jouant la mouche du coche. En conclusion : le pouvoir n'a pas
su garder ses chiens en laisse.
Cette
leçon ne semble pas avoir été comprise de la CNT française qui a refusé de
participer à la manifestation des anarchistes. Elle a choisi de défiler avec
les légalistes. Abandonnant son idéal révolutionnaire, elle a dérapé dans
son virage à droite et s'est jetée dans les bras des réformistes et des
partis politiques.
Les
commentateurs se sont beaucoup attardés sur les Black Blocks qui auraient
noyauté la manifestation anarchiste. En réalité, ces jeunes coquelets sont
encore bien tendres. Ils commencent à peine à aiguiser leurs ergots mais ils
font toujours très poussins. Ils devront encore beaucoup travailler avant
d'allumer l'incendie de la révolution.
Par
contre, la police semble avoir mieux assimilé les techniques d'interventions
musclées. Les gentils Legal Teams, composés de jeunes juristes assistant les
manifestants arrêtés pour empêcher le viol de leurs droits, ont appris à
leurs dépens que le glaive de la loi n'est aiguisé que d'un côté, celui de
la répression des petits. Plusieurs de ces jeunes gens ont été empoignés par
les policiers skin heads, fachos et rambos, jetés à terre, menottés, battus
et piétinés, injuriés et couverts de crachats. Ils savent aujourd'hui que la
loi est d'abord une trique dans la main des puissants.
«Charly (01/01/02)
Site
: http://www.dissidence.be
Mail : charly.anar@belgacom.net