ALTERNATIVE LIBERTAIRE  N° 11 - Février 2002  

 

 

CASSEZ PLUTOT LES BANQUES!

Essai sur la justice dans une société anarchiste

 

 


Dans tous les traités de procédure pénale, on apprend ceci :

la sanction des infractions à la vie en société, autrement dit des agressions, est organisée dans

certaines sociétés de manière « accusatoire », et dans d’autres sociétés de manière « inquisitoire ». 

Cette subtile distinction est

fondamentale pour imaginer ce que serait la justice dans une

société anarchiste.

 

 

La procédure

pénale accusatoire

 

La procédure pénale accusatoire est la première dans l’histoire de l’humanité.  Elle existait déjà dans les communautés humaines de base, dites « sociétés traditionnelles », avant l’organisation étatique, c’est-à-dire avant que les producteurs ne travaillent de manière plus intensive et avec des journées de travail plus longues, sous la contrainte de l’armée qui est au service d’une élite du même peuple. 

Donc, quand les membres de la société étaient égaux, la procédure pénale était accusatoire.

A ce moment, la victime d’une agression, d’une infraction, amenait son agresseur devant un tribunal où il devait s’expliquer.  Le juge, ayant entendu le débat entre la victime, l’agresseur et tous les intervenants qui avaient quelque chose à y dire, condamnait l’agresseur à réparer d’une manière ou d’une autre le tort fait à la victime. 

Dans les cas pas trop graves, l’agresseur était condamné à indemniser la victime, en argent ou en produits selon que la monnaie existait ou non, voire en travail ou en services spécifiés.  Dans le cas le plus grave, l’agresseur était mis à la disposition de la victime, qui pouvait en faire ce qu’elle voulait: soit le tuer, soit en faire son esclave, avec la réserve que l’esclavage était souvent limité à une durée de, par exemple, sept années.  Si la victime en voulait vraiment à son agresseur et était de celles qui consomment très froid le plat de la vengeance, elle ne manquerait pas de l’achever après l’avoir rentabilisé pendant six ans et 364 jours. 

Il avait aussi ce délai pour essayer de se faire pardonner, et puisque le tribunal avait prononcé une autorisation de vengeance de la part de la victime dans certaines limites qu’il avait définies, le droit de grâce appartenait à la victime, alors que dans nos Etats, il appartient au souverain.  Comme si, dans ces sociétés, le souverain était l’individu. 

Quoi qu’il en soit, l’auteur de l’infraction n’était pas plus abandonné à la vindicte dans la procédure accusatoire que dans notre justice pénale, puisque le juge identifiait l’auteur de la vengeance et bénéficiaire de la réparation, et limitait celles-ci à certaines modalités en leur fixant une certaine mesure.  Un système judiciaire pouvait très bien interdire la mise à disposition, de la même façon que beaucoup de nos Etats interdisent la peine de mort.

 

Au Moyen-Age vers 1200 de notre ère, la procédure pénale était encore accusatoire.  Ce n’était guère pour autant un modèle de justice, à cause de certaines pratiques magiques aux retombées fort peu équitables.  L’accusé qui persistait à clamer son innocence, et perturbait ainsi la sérénité des juges et de l’assemblée mis en face de deux thèses contradictoires, était jeté à l’eau avec un poids.  Si Dieu le faisait surnager, c’est qu’il était effectivement innocent, tandis que s’il coulait, il était coupable et on pouvait tenir qu’il avait menti en se disant innocent.  Tout rentrait ainsi dans l’ordre!  Ceci dit, les ordalies étaient mal vues, elles avaient été interdites ici et là.

 

Hérétiques

 

C’est alors qu’apparut l’hérésie.  L’hérésie menaçait le pouvoir et l’existence même de l’Eglise universelle de Rome, qui élabora, par conséquent, de quoi l’écraser. 

Quel pouvoir avait l’Eglise?  Celui de lever l’impôt et de le concentrer dans ses biens, ses couvents, ses terres, ses églises, ses cathédrales, ses palais et tous ses membres qui en vivaient, les uns modestement, les autres somptueusement. 

Bref, l’accumulation.  Eh bien, les hérétiques ne voulaient plus payer la dîme.  Ils disaient que Dieu n’était pas dans l’Eglise de Rome mais parmi leurs communautés alternatives et indépendantes de Rome. 

C’étaient différents groupes professant des idées que de nos jours on dirait « de gauche ».  Ils disaient que l’accumulation, le luxe, réduisaient le peuple et ses communautés villageoises à la misère en l’écrasant d’impôts et de corvées.  Ils voulaient l’égalité et le partage et disaient que Dieu les voulait aussi.  Ces groupes avaient des lois internes parfois très rigoureuses; ils pouvaient être aussi durs envers leurs membres et envers le reste de la société que le sont nos intégrismes religieux contemporains.  Mais ils défendaient en même temps la justice sociale.  Fanatiques ou militants de la liberté, les hérétiques ont été les deux, comme le sont les islamistes actuels.

 

Malgré ses excès, l’hérésie se répandait.  L’Eglise avait fait édicter par les seigneurs des lois la punissant de mort.  Mais les curés avaient beau promettre l’enfer à qui sympathisait avec ces organisations, exhorter les citoyens et les seigneurs à dénoncer les hérétiques devant les tribunaux: les citoyens ne bougeaient pas et les seigneurs le moins possible.  Les plus audacieux répondaient aux curés que, si tous les membres de l’Eglise vivaient d’une manière aussi simple et fraternelle que les hérétiques, il n’y aurait plus d’hérétiques.  Toutefois, il paraît que c’était demander l’impossible à la hiérarchie romaine.

 

La procédure pénale

inquisitoire

 

La procédure accusatoire était donc impuissante contre l’hérésie.  Aucun accusateur ne s’élevait parmi le public pour amener les hérétiques devant les tribunaux et réclamer leur punition, puisque que l’hérésie ne lésait pas les particuliers.  Elle n’avait d’autre victime que l’Eglise.

Alors, en usant de menaces contre les seigneurs, l’Eglise les obligea tous à laisser se dérouler sur leur territoire une procédure pénale inquisitoire, spécialement adaptée au cas de groupes subversifs bénéficiant d’une certaine sympathie parmi la population.

 

Les traités de procédure pénale disent que la procédure pénale inquisitoire commence par une enquête, « l’inquisitio », réalisée par des fonctionnaires publics.  Ils recherchent les auteurs d’infractions, en l’occurrence les hérétiques, parmi un public indifférent voire hostile à leur action répressive. 

Ainsi, les villages ont vu débarquer les fonctionnaires de l’Eglise, les moines inquisiteurs, et ceux-ci eurent le pouvoir de convoquer et d’interroger n’importe qui sous la menace de sanctions, même alors que personne parmi les villageois ne leur avait rien demandé.  C’était nouveau à l’époque et cela suscita bien des résistances.

Une fois que l’enquête était clôturée et qu’il n’y avait plus qu’à juger, l’inquisiteur se transformait en juge, mais c’est un cas rare et extrême. 

Généralement, l’accusateur soumet le dossier à un juge distinct et indépendant de lui.  Alors, s’il y a une victime de l’infraction, elle est associée au procès et y demande la réparation de son préjudice, pendant que l’accusateur public demande au juge l’autorisation d’appliquer la peine. 

Selon les traités de procédure pénale, la procédure inquisitoire apparaît historiquement après l’accusatoire.  Le Moyen-Age ne l’a pas inventée, mais représente un cas récent et bien étudié où le pouvoir, pour conserver son dispositif d’accumulation, l’a mise en place contre une population cible qui le lui contestait.

Qui dit accumulation, retournement de l’élite d’une société contre les masses, centralisation, dit procédure pénale inquisitoire.  Qui dit égalité, absence de pouvoir central, liberté des producteurs, dit procédure pénale accusatoire.

 

Inquisitoire mais pas trop!

 

Notre procédure pénale est toujours inquisitoire.  Elle est davantage le reflet d’un conflit entre l’Etat et ses rebelles ou ses tricheurs, que de l’arbitrage du tribunal entre les auteurs d’agressions et les victimes de celles-ci.

Chez nous, la victime d’un délit ou d’une contravention peut porter directement l’affaire devant un juge par citation directe, selon la vieille tradition accusatoire.  Mais, si elle est victime d’un crime, ou toutes les fois où une enquête est nécessaire pour rechercher les auteurs de l’infraction ou d’autres renseignements et preuves, la victime dépendra d’une enquête effectuée par les autorités et sur laquelle elle aura bien peu de contrôle.  La Marche blanche, pour autant qu’on puisse l’interpréter, comportait la revendication d’une justice pénale accusatoire même en cas de crime et même pendant l’enquête. 

La loi Franchimont a effectué quelques petits pas dans ce sens, mais rien de fondamental.

 

Enfin, notre système est inquisitoire parce qu’on est poursuivi par les autorités pour des infractions qui n’ont pas fait de personne lésée : par exemple, on est poursuivi pour stationnement interdit, même si on ne s’est pas garé devant une porte de garage, même si on n’a pas retardé la sortie de quelqu’un et qu’on n’a dérangé personne.

Toutefois, notre procédure pénale passe pour « moins » inquisitoire que celle de l’Inquisition, celle des procès staliniens ou encore celle que les Etats-Unis ont édictée récemment et appliquent actuellement pour « lutter contre le terrorisme ». 

Il serait plus exact de dire que nos justices « démocratiques », tout en étant inquisitoires, n’ont pas reçu du législateur certains moyens d’enquête et certains moyens de répression qui caractérisent les justices dictatoriales.  Dans les procédures judiciaires des dictatures, la personne soupçonnée perd toute intimité et tout droit.  Chez nous, il y a des règles du jeu à respecter par l’autorité répressive.

 

Ainsi, il existe une série de moyens contestés pour recueillir des informations, tels que la surveillance proactive de toute la population ou de certains « groupes-cibles », l’espionnage de la vie privée, l’infiltration policière de groupes sociaux, la provocation policière, la torture.  Dans nos systèmes judiciaires, les deux derniers sont interdits ; le reste est autorisé par des législations sibyllines et controversées.  Par contre, les agents de la répression des trois systèmes judiciaires ultra-inquisitoriaux que je viens de mentionner, peuvent recourir à tout.  Par ailleurs, les Etats que nous appelons « démocratiques » refusent la peine de mort, à l’exception des Etats-Unis.  Or, cette peine fonctionne assez souvent comme une incitation à l’erreur judiciaire, en supprimant le principal intéressé qui pourrait se plaindre de la manière dont la justice a été exercée à son endroit.

 

Staline et les Etats-Unis n’ont pas autorisé explicitement la torture mais ils ont tout mis en place pour que son utilisation ne puisse entraîner aucun vice de procédure ni aucune sanction, ce qui revient à l’autoriser: une procédure sans appel, à huis clos, sans avocat indépendant qui pourrait servir au moins de témoin, ou sans communication libre entre l’accusé et son avocat ; et susceptible de déboucher sur la peine de mort.  La torture peut servir à deux choses.  Premièrement, à l’enquête, à la dénonciation, à la recherche de la vérité.  Deuxièmement, à l’aveu, à l’intimidation, à la création d’apparences contraires à la vérité.  L’Inquisition a organisé les deux.  Staline, la deuxième.  Pinochet, la junte militaire d’Argentine et la France en Algérie, la première.  Les Etats-Unis, on verra, mais à en juger par leurs règles de conservation des archives, on verra dans vingt ans.

 

Cassez plutôt les banques !

 

Après avoir vu la justice pénale dans les Etats « démocratiques » actuels et dans les dictatures, voyons comment elle pourrait se présenter dans la société anarchiste.

Zone de Texte: NOTRE PROCÉDURE PÉNALE 
EST TOUJOURS INQUISITOIRE
Eh bien, si on imagine que la justice actuelle serait accusatoire comme elle l’était dans la société sans Etat, et si on se lance dans l’exercice scabreux consistant à appliquer le canevas accusatoire à la violence commise pendant les manifs du 14 et du 15 décembre, la police devrait certes être présente et identifier les auteurs des casses de Mercedes (eh oui!); mais seulement pour tenir leurs identités et les procès-verbaux des infractions à la disposition des propriétaires des voitures, de manière à ce que ceux-ci puissent les assigner devant la justice et utiliser les preuves éventuellement récoltées par la police.  L’Etat ne peut plus poursuivre, mais il y a un service public d’enquête à la disposition des victimes qui désirent poursuivre.  Quant au juge, il dira ce que l’auteur de l’agression doit à la victime, et il empêchera éventuellement la victime de se croire toute-puissante.

 

Donc je dis bien que la police n’est pas supprimée, mais qu’elle devient un service d’enquête, de médiation et d’intervention (101) qui fonctionne à la requête ou à l’appel des particuliers.

Si, en outre, on introduit dans notre législation une règle de proportionnalité de la gravité de la destruction des biens à la piqûre qu’elle représente dans le patrimoine total de la victime, on arrivera durant le procès à l’évaluation suivante : 

Soit l’auteur a cassé la belle vieille et inusable Mercedes d’une famille d’immigrés qui l’ont acheté à huit en faisant une tontine (comme quelqu’un en a émis l’hypothèse sur Internet).  Variante: l’auteur a cassé l’unique joyau d’un petit bourgeois qui entretenait avec son véhicule une relation passionnelle, ou dont c’était le seul moyen de se rendre à son boulot.  Dans les deux cas, l’auteur est considéré comme ayant commis quelque chose de grave et il va devoir passer une bonne partie de son temps à venir à réparer le tort commis. 

Soit, l’auteur a cassé le véhicule de quelqu’un de très riche qui peut en racheter un assez facilement.  Dans ce cas, il ne sera pas tenu par le juge pour très coupable, et la victime n’aura pas beaucoup de droits sur l’auteur.  A la limite, les atteintes au grand capital multinational sont ratifiées par le juge, car elles sont considérées comme la sanction de l’infraction en quoi consiste l’accumulation.

Hautement politique serait par conséquent le procès du membre du Legal team poursuivi pour incitation à l’émeute, pour avoir crié ce qui est malencontreusement tombé dans les oreilles d’un policier en civil, en substance: « Cassez plutôt les banques! »

 

Pas besoin de supprimer la propriété privée, dont c’est à mon avis à juste titre qu’elle fait partie des droits de l’être humain.  Ce qui est à supprimer, c’est l’accumulation.

 

«Cécily