ALTERNATIVE LIBERTAIRE  N° 11 - Février 2002  

DIALOGUE

UNE GOUTTE DANS L'ŒIL

Vous vous retrouvez face à un un plouc de base. Que lui dites-vous ?

 

m C'est incroyable ! Voilà vingt minutes que nous attendons, sous la pluie, qu'un bus veuille bien nous charger.

l Avec une telle circulation, il est normal que les bus prennent du retard ...

m Non, Monsieur ! Le problème vient de ce que les gens ne veulent plus travailler ! Aujourd'hui, tout le monde veut de l'argent sans rien faire. Et on ne trouve plus personne pour conduire les bus. Rester chez soi tout en touchant ses allocations de chômage, est moins fatiguant que de faire le chauffeur !.

l Je vous trouve bien sévère ...

m C'est comme ça aujourd’hui. Par contre, de mon temps, on savait ce que travailler veut dire !

l Là, vous m'étonnez. Car si l'on considère les statistiques, la productivité du travailleur moyen a fortement augmenté au cours de ces vingt dernières années. 

m Parce que maintenant il y a des machines qui font tout le travail !

l La technologie remplace l’homme, en effet. Mais si le progrès a tendance à réduire ainsi le travail humain, pourquoi vouloir glorifier celui-ci ? Ne faudrait-il pas au contraire considérer le travail comme une valeur dépassée !?

m Avec des raisonnements comme celui-là, vous allez encourager les gens dans leur paresse ! Si l’on vous écoute, le laisser-aller va encore grandir. Parce qu’il faut voir la vérité en face, Monsieur : nous sommes en pleine décadence !

l Je n’y crois guère, moi, à cette “décadence ”.

m Eh bien, vous avez tort ! Regardez donc ce qui est arrivé à l’empire romain. Les citoyens de la Rome antique voulaient qu’on leur offre du pain et des Jeux. Par contre, ils abandonnaient leur travail aux esclaves. Et quand un peuple devient à ce point mou, il se trouve mûr pour subir l’une ou l’autre forme d’oppression.

l En réalité, les romains étaient des prédateurs qui dominaient grâce à leur supériorité militaire. Par exemple, lorsqu’il y avait bataille, l’infanterie romaine cherchait automatiquement le corps à corps. Chaque légionnaire disposait pour cela d’un glaive : une arme solide mais très courte.  Or, la longueur de ce glaive n’a cessé de croître au fil des années ; peu à peu les romains évitaient de s’approcher trop près de l’ennemi. Plus tard encore, ils ont payé des mercenaires pour combattre à leur place …

m C’est ce que je m’évertue à vous faire comprendre : ils étaient devenus décadents !

l Disons qu’ils avaient laissé filer leur meilleur argument. Car, pour conserver la prépondérance, il faut convaincre les dominés qu’ils ont tout intérêt à se soumettre. Mais à partir du moment où la “Pax romana ” était assurée par d’autres, il devenait difficile aux romains de justifier leur domination…

m Parce que la vitalité des romains avait fortement décliné. En fait, c’est ça la décadence : un manque de santé !

l Je crois plutôt que chaque forme de dominance subit une usure. Vient un moment où le pouvoir accapare un maximum d’avantages, mais refuse les charges qu’il s’imposait au départ. Ce faisant, il perd en crédibilité. Petit à petit, les dominés se rendent compte de l’injustice dont ils sont l’objet. Et, un jour arrive où le discours des maîtres ne passe plus. C’est d’ailleurs vers une telle rupture que nous cheminons aujourd’hui.

m Je m’attendais à ce que me disiez quelque chose de ce genre. Et je suppose que vous allez m’affirmer que les dominés actuels se recrutent parmi les salariés ! ? 

l Bien entendu. Et tous ces travailleurs n’ont aucun intérêt à faire du zèle, même si à cause de cela ils doivent subir votre petit laïus moralisateur sur le travail.

m Vous trouveriez sans doute normal que l’on vous paie à ne rien faire !?!

l Ce n’est jamais le patron qui paie le travailleur ; c’est, au contraire, le salarié qui toujours rétribue son employeur !

m Comment pouvez-vous sortir des âneries pareilles ?!

l C’est pourtant simple. Supposons un patron gagnant 10.000 euros chaque mois et que, pour un tel résultat, il occupe 10 personnes. On peut dès lors, considérer que chacun de ses employés lui rapporte 1.000 euros mensuels. Ce sont donc bien les membres de son personnel qui, par leur travail, lui permettent de vivre, de très bien vivre …  

m Hé là ! Hé là ! Vous oubliez l’argent ! C’est grâce à l’argent engagé que …

l Aie !

m Pourquoi “aie ! ” ?

l C’est la pluie : j’ai reçu une goutte dans l’œil …

m Je disais donc que le patron investit en terrains, bâtiments, machines, matériel divers, matières premières, énergie motrice, publicité, assurances, … De la sorte, afin d’offrir du travail aux autres, souvent des risques énormes sont pris. Il arrive même, que certains investisseurs parient leur dernier franc dans une entreprise hasardeuse. Et c’est cela qui doit être récompensé : le goût du risque, l’effort,  l’initiative, la créativité, …

l Qui veut dominer autrui doit être “méritant ”, d’une façon ou d’une autre. Pour ce faire, placer son argent est encore ce qui coûte le moins en dynamisme, en vertu, en audace, en originalité. Mais, valoriser avant tout le capital fait que ceux qui effectuent les plus pénibles travaux se voient les moins bien rémunérés. En finale, ce sont bien les prolétaires qui, n’ayant que leur salaire pour vivre, rétribuent les possédants.

m C’est ça ! Ils sont les seuls à travailler dur ! Connaissez-vous seulement le nombre d’heures de travail hebdomadaire prestées par un cadre ?

l Je vous signale quand même, que rares sont les hommes d’affaires qui décèdent des suites d’un accident de travail.

m Même en supposant que vous ayez raison, vous n’arriverez jamais à changer le monde ; il y a toujours eu, et il y aura toujours, des dominants et des dominés.

l Sauf que les dominés se révoltent lorsque la lucidité, puis la colère, viennent à bout de leur résignation. Phénomène qui, lui aussi, se retrouve périodiquement dans l’Histoire. 

m De toute façon, qui prêcherait la révolte aujourd’hui rencontrerait l’indifférence générale. Les gens ne s’intéressent qu’à leurs petits problèmes, la télévision, le football, les amours de la vedette en vogue, les toilettes d’une quelconque princesse …  

l Détrompez-vous. C’est toujours le pouvoir qui provoque sa propre chute. Car c’est lui qui, par ses excès, favorise la prise de conscience. Et, croyez-moi, celle-ci gagne à présent du terrain …

m Ah, oui ! ? Eh bien, moi je ne vois rien qui bouge. 

l Lorsqu’elles n’investissent plus pour créer de l’emploi mais spéculent en Bourse, les puissances financières piétinent leur prétexte majeur. Et lorsqu’elles licencient en masse pour faire de plus amples profits, elles arrachent le masque dissimulant une cupidité folle.

m Et vous croyez que ça suffira à faire tomber le système économique mondial, ! ? !

l A partir du moment où l’économie capitaliste propage la pauvreté, elle se discrédite auprès des populations. On peut ainsi affirmer que le pouvoir mercantile vient de dépasser sa “ Fin de l’Histoire ” pour entamer son “ Commencement de la fin ”. Cultivons donc la patience, tout en dénonçant ses abus afin d’accélérer le déclin.

m Mais …Mais, vous êtes un révolutionnaire !

l Je suis anarchiste.

m Anarchiste !?! C’est bien ce que je pensais : vous êtes quelqu’un de dangereux !

l Si vous voulez... Dites, ce bus qui vient de passer en trombe devant nous, n'était-ce pas celui que vous deviez prendre ?

 

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