Dieu est mort : vive le Christ ! Selon Tolstoï, comme selon certains théologiens de la Libération, le vrai message chrétien est athée.
Grands dieux ! Qu’est-ce à dire ?
Nous ne reconnaissons pas de dieu créateur extrinsèque du monde, origine de toutes les origines : Dieu, c’est l’esprit dans l’homme, c’est sa conscience, c’est la connaissance de la vie. Chaque homme reconnaît en lui-même un esprit libre... l’homme se reconnaît ainsi fils de Dieu, à l’exemple du Christ.
Depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, la vie humaine est une série ininterrompue d’actions ; entre cent actions à sa portée, l’homme doit chaque jour choisir celle qu’il compte accomplir ; par conséquent, l’homme ne peut manquer de s’astreindre à suivre une certaine ligne de conduite... Eh bien, cette ligne de conduite, on peut la trouver dans l’Evangile. Il n’y a donc pas de Dieu qui donne des ordres à suivre aveuglément : il n’y a de divin qu’un guide humain, Jésus, qui a révélé une doctrine sociale parfaite et rationnelle. Si on dit que Dieu s’est fait homme, et qu’il est mort, voilà ce que cela signifie : il a fusionné avec le monde et par là il lui indique la voie de se sauver. Depuis lors, le monde peut devenir divin... si nous le voulons.
Selon Tolstoï, il faut fermer les tribunaux,
car ils ne font que nuire à la vie en société. Dans la société voulue par
Jésus, on ne punit pas, on ne tient pas de comptes, on ne tranche pas les
litiges. Le droit est en opposition au
postulat de la non-résistance au mal. Le Christ l’a déclaré. Ses paroles :
«Ne jugez point, afin que vous en soyez point jugés» et «ne condamnez point
et vous en serez point condamnés», ces paroles ne veulent pas seulement
dire : ne jugez pas votre prochain en paroles, mais encore : ne le
condamnez pas par le fait ; ne jugez pas votre prochain d’après vos
lois humaines, par vos tribunaux. Ici le Christ (...) rejette «l’administration
de la justice comme telle». Il dit : vous vous imaginez que vos lois
diminuent le mal, elles ne font que l’agrandir ; il n’y a qu’un seul
et unique moyen pour empêcher le mal, c’est de faire du bien à tous, sans
distinction.»
En clair, il faut être contre la peine de mort, pour la libération immédiate des détenus à Lantin, pour donner aux voleurs tout ce qu’ils souhaitent, pour donner aux drogués leur substance à volonté et aux paresseux leur revenu vital sans contrepartie. Si on cesse de réprimer, il deviendra inutile de réprimer.
Les tribunaux et la force publique, en défendant la propriété, permettent l’accumulation démesurée, et corrélativement sèment la misère. Ils créent les voleurs. Ils sèment la colère. Alors ils estiment que le vol et la colère sont à juger, à punir et à réprimer. Mais ils en sèment davantage. C’est un cercle vicieux. En provoquant, en combattant et en vainquant ses ennemis, l’Etat exploite leur capitulation sans conditions et se donne la puissance d’augmenter la misère, donc la colère... La force publique, c’est une troupe de bons à tout faire sans scrupules, au service de la spirale étatique. C’est pourquoi, s’il faut fermer les tribunaux, il faut également disperser la force publique.
Jetez-vous à l’eau, et vous marcherez dessus ; changez votre filet de côté, et vous aurez tout le poisson nécessaire pour nourrir les paresseux, avec les pains multipliés par dessus le marché (des fois qu’il y aurait des végétariens parmi eux) ; abolissez les instances de répression et d’obéissance aux lois, et il ne sera plus nécessaire de châtier ni de contraindre personne. C’est le pari de Jésus et de Tolstoï, et, ma foi, les fluctuations de l’insécurité et de la violence dans le monde ne leur donnent pas franchement tort.
Rendre le bien pour le mal, ne pas se défendre : ce terrible principe ne vaut qu’à l’égard des opprimés ; pas à l’égard des oppresseurs. Il est odieux pour avoir été interprété et récupéré, dans l’Evangile même, dans un sens de non-résistance aux puissants. Luther ne s’est pas privé de jouer de cette corde-là.
Malheureusement, il n’est pas seulement inapplicable à l’égard des oppresseurs : il est inapplicable tant qu’existent des oppresseurs. Tant qu’existent des oppresseurs, toute attitude de non-résistance à l’égard des opprimés paraît assez suicidaire. Par exemple, dans un Etat constellé d’exclus, celui qui possède trop peu va craindre que ceux qui possèdent encore moins ne lui prennent le peu qui lui reste. Le dispositif sécuritaire de l’Etat lui est un abri auquel il doit de ne pas tomber aussi bas que ses prochains trop proches. Malgré lui, il est dans le mal, il s’y roule comme dans la fange, et comment s’en sortir ?
Le monde que la foi considère comme possible, sans doute ne faut-il pas espérer y parvenir en le construisant de bas en haut, comme ont tenté de le faire les prêtres-ouvriers. Ils ne sont pas si souvent aimés des damnés de la terre : ils leur sont un exemple d’oppression consentie, d’ascèse dont les damnés de la terre ne veulent pas. Les pauvres parmi les pauvres siégeront quand même bien au paradis, aux côtés des terroristes et des kamikazes, à la place réservée aux âmes pures fourvoyées, c’est-à-dire à ceux qui ne se sont jamais habitués au mal mais qui se sont engagés dans des stratégies calamiteuses.
Les anars ne suivraient-ils pas les prêtres-ouvriers en rendant à César ce qui appartient à César, en cultivant des choux et en se désintéressant des lieux où l’accumulation s’est réalisée ? Si on veut aller de l’avant vers le monde que la foi tient pour possible, on ne peut que travailler de haut en bas, en commençant par attaquer le pouvoir, par le contraindre à faire redescendre vers la société les bienfaits qu’il lui confisque, avant sa dissolution dans la société d’égalité. La dissolution du pouvoir, c’est quand chacun a de quoi vivre même sans travailler, et donc ne travaille plus que par goût : goût du confort ou goût de l’activité elle-même. Mais défaire l’accumulation implique de confondre par moments nos objectifs avec ceux d’ATTAC, obligeant ainsi ATTAC à prendre les siens au sérieux et à ne pas verser dans le folklore subventionné. Car ces objectifs seuls peuvent donner aux militants quelque chose à offrir au monde.
«
Cécily