La fête sauvage


Vendredi 14 décembre. Baptême de pierre

Dès le début de la manif du 14, les anars, un peu moins d’un millier, arbo­raient leur look des grands jours. Vêtus de toutes les nuances du noir parmi des calicots brico­lés et des drapeaux où le noir s’associait diagonalement au rouge, au vert, au rose, ils déclinaient sur tous les modes la ca­goule et le keffieh, méconnaissables comme des Afghanes et mystérieusement beaux sous leur accoutrement. C’était à perte de vue des gueules à faire peur. Af­folant ! Nullement affolé pourtant, Charly me tira parmi eux : «Ah, ah, enfin de l’action !»

Nervosité et coups sourds sur le trajet : tout près, on casse à coups de pavés la vitrine d’une agence Fortis. C’est une petite agence dans un quartier pas riche. Dans la maison voisine, des visages se montrent, inquiets, puis curieux. Les fenêtres s’ouvrent et ils se penchent pour mieux voir. A présent, ils sont hilares, et de plus en plus nombreux, de toutes les tailles, de tous les âges, de type étranger. Une ou plusieurs familles avec des tas d’enfants et des visages ouverts comme les Belges n’en voient jamais aux étran­gers qui vivent parmi eux !

Deuxième agence Fortis. Des manifes­tants d’une autre tendance, égarés parmi nous, tentent de pousser leur grand truc en papier mâché en criant : «Vous êtes cons ! Vous êtes cons !» Charly est aux anges. L’air de rien, Charly est un vétéran dans le groupe. Tout ce qu’il trouve à en dire, c’est : «Bah ! J’ai fait les grèves de soixante. Ceci n’est rien en comparaison !» Alors, je réalise que, de soixante à maintenant, les masses ont fait de gros progrès dans la soumission et la résigna­tion, puisque, ce que faisaient les travail­leurs et leurs syndicats à l’époque, c’est le bloc anar qui le fait main­tenant. Pourtant, les acquis sociaux ont fondu comme neige au soleil et les gens sont maintenant aussi opprimés et aussi pauvres qu’en soixante.

La manif anar du 15

Le lendemain, on est deux mille cinq cent anars et la manif s’annonce sous un jour plus paisible. Jusqu’au moment où des robocobs accompagnés d’une auto pom pe nous barrent notre trajet. «On fait demi-tour, on va à la street party !» proposent les organisateurs, pendant que les auto­nomes entrent en action sous le regard intéressé de chacun. Ils ne font rien qu’une ébauche de barrage, comme une démonstration de ce qui sera quand nous le voudrons.

Sur le trajet retour, des mecs aux fenêtres nous font le V de la victoire. Ce sont des mecs comme ceux que je déteste parce que, quand je rentre de nuit d’une réunion militante, ils m’adressent la parole en rue pour me traiter de poupée baisable, parce que je ne respecte pas le couvre-feu des femmes de leur pays. Alors je leur rends leur V : «Hya hya hya, viva l’Anarquia !» Les masses, c’est eux et moi ! Que la tolé­rance naisse de la révolution !

Voici qu’une barre de fer s’abat sur une voiture, puis une autre, dans un concert d’alarmes dérisoires. Une fille s’interpose : «Non ! Ce n’est pas ça que...» Un des casseurs l’empoigne en lui ré­pondant quelques injures dans un idiome non identifiable. Quelqu’un s’interpose, qui est à son tour menacé. C’est désolant, on frôle la bagarre. Moi, je pense que la fille a raison : si on touche à la petite bourgeoisie, on n’est plus des politiques mais des terroris­tes. Parce que la petite bourgeoisie, c’est une masse aussi, ce n’est pas l’oligarchie. Il faudrait même les rassurer. Les inviter à déserter le même oppresseur. Leur faire sentir qu’ils peu­vent se décrisper, relâcher leur âpre com­bat pour leur petit avoir. Cool ! Chez nous, il y en a pour tout le monde ! On les verra s’encanailler et ce sera délicieux. Il serait important à l’avenir de respecter cette limite-là à notre combat. Mais pour l’heure, ce sont les flics qui ramènent l’unanimité. «Ils chargent !» Nous fe­raient-ils le coup de Barcelone ? Tout le monde s’encourt à toutes jambes. Finale­ment, ils ne chargent pas.

A ce moment, la manif longe un canal dont chaque pont est gardé par une armée de robocobs, parce que derrière, il y a un quartier de bureaux. Il sem­ble que les autonomes se purgent d’un certain nom­bre de flics déguisés en casseurs qui sont parmi eux. Ils les renvoient vers les leurs via un des ponts. De loin, on voit com­ment quelques pierres, même pas beau­coup, réussissent à dégager le pont en un instant de toute la poulaga qui s’y était accumulée. Aussitôt suit un cocktail mo­lotov, puis un autre, qui s’écrasent sur l’asphalte rien que pour la frime, libérant des volutes de fumée noire bien puante. Une agence Fortis et un immeuble de bureaux plus tard, nous arrivons à la street party.

La street party

Dans les toilettes de la gare centrale, l’employée discute avec une commère. «Ils sont tous groupés. Et il y en a, hein !» La commère grimace, l’employée soupire. La police contrôle toutes les issues de la grand-place pour que les Indiens de la street party ne puisse pas aller s’y balla­der, au cas où il leur en viendrait l’idée.

Non loin, l’incroyable cohorte de tout ce que les jungles urbaines peuvent contenir de mutant, au nombre évalué à quatre mille, avance lentement dans les rues au son de la samba, d’un camion sono et d’un autre camion sur­monté d’un orches­tre qui nous joue des morceaux savam­ment discordants. Les rues se font étroi­tes. Les cafés sont restés ouverts. Les fenêtres s’ouvrent aussi. Les habitants participent. Sur les balcons, des enfants qui tiennent à peine sur leurs jambes sau­tillent sous le regard amusé des mamans. L’espèce humaine possède un instinct précoce au charivari. Il me revient aussi qu’il y a une semaine, je voyais jouer des gosses d’une huitaine d’années : ils avaient trouvé à s’encagouler de noir et leur scénario mêlait allègrement l’intifada, l’antimondialisation et les ban­lieues. Pour l’heure, une dame se penche d’un deuxième étage en ramenant pudi­quement son foulard blanc sur la bouche. Il y a des gens plus loin qui agitent par leur fenêtre, rien de moins que le drapeau belge ! Dans le parterre anar, ça ricane : «Ils ont tout com­pris !» Mais moi, je com­prend ce qu’ils comprennent. Pour eux, on n’est pas des mutants. Pour eux, on est comme eux. A travers nous, ils décou­vrent que tout n’est pas à haïr en Belgi­que. Si nous ne sommes pas comme Ma­dame pipi, en revanche nous sommes comme eux.

Dans le train de retour, j’ai rencontré un camarade coco qui revenait de l’autre manif, de la manif coco-CNT. Il m’a dit : «La casse, ça rime à quoi ? Ce qu’il faut, c’est créer un mouvement de masse.» Mais il n’a pas vu les visages sur notre passage, y compris dans certains moments de casse. Qui sont les masses ? Madame pipi, ou les immigrés ? Nous anars, nous nous rassemblons, nous nous fâchons, nous fêtons, et qui nous aime nous suive. Alors nous sommes surpris par ceux qui nous suivent et ceux qui ne nous suivent pas. Toute l’année nous nous réunissons pacifiquement et créons une vie sociale qui n’a pas besoin du fric ni des chichis de la société de consom­mation. Nous n’avons pas d’examen d’entrée dans nos centres sociaux, pas de discours ortho­doxe. Nous n’en avons pas besoin parce que notre sponta­néité est une garantie d’unité et de vérité. Aussi, de manif en manif, nous sommes chaque fois un peu plus nombreux. Au fond, le seul mouve­ment de masse ici dans l’«antimondiali­sation», ce sont les anars.

Legal team, medical team et Indymedia.

Pour finir je veux remercier et féliciter ces trois services généraux pour avoir accom­pagné les anars partout, sans jamais les laisser tomber au motif qu’il y avait des autonomes parmi eux. Pour cette raison, ils ont été souvent mal­traités par les flics. Et que je t’arrose par moins cinq, et que je te confisque tes films, et que je t’envoie du spray anti-agression, et que vérifie ton iden­tité, et que je te mette à plat ventre, et que je te lie les mains, et que je t’arrête, et que je t’inculpe ! Les flics ont tout fait pour que ces observateurs et médiateurs soient assimilés à des manifestants, voire traités en complices des casseurs.

Manifestement, les membres des services généraux ont été bien plus répri­més que les casseurs. Il ne m’est jamais rien arrivé, parce que je n’étais pas loin des autono­mes. C’était comme si j’étais dans l’oeil du cyclone. Je conseillerais même à tous les manifestants soucieux de sécurité de faire comme moi à l’avenir ! Alors, à quoi joue la police ? A-t-elle peur d’affronter ce groupe-là ? Veut-elle l’isoler ? Veut-elle l’utiliser pour crimi­naliser le mouvement ?

Je souhaite pourtant que les services géné­raux maintiennent ce cap, pour deux rai­sons. Premièrement, j’ai constaté que les damnés de la terre sont spontanément avec nous. Ceci, parce qu’au fond, comme le dit Charly, nous ne faisons que ce que faisaient les travailleurs et leurs syndicats il y a trente ans. Pour cela, j’ai l’impression que nous sommes réellement une grosse partie du moteur du mouve­ment. Dans un petit journal d’Indymedia, relatant les événements du 14 et distribué au départ de la manif anar du 15, les Ché-nge the world (PTB) étaient non pas inexistants sur les photos mais fort dis­crets. Il y a des critiques qui ont été en­tendues. Moyennant quoi, le mouve­ment anar a nettement bénéficié des services généraux du D14. L’aveugle et le paraly­tique se sont bien débrouillés.

Cécily