Quelques réflexions sur les dernières initiatives législatives européennes en matière antiterroriste
Le monde, nous dit-on, ne sera plus le même après le 11 septembre. Cette phrase vide qui nous est constamment ressassée par les médias ne sert qu’à une chose : à installer dans nos esprits l’évidence de l’état d’exception. Cela sert, entre autres choses, à mieux faire passer une batterie de décrets et autres normes liberticides tant au niveau national qu’au niveau européen. Le terrorisme devient ainsi le croque-mitaine qui pousse les populations à abdiquer leur citoyenneté au nom de la sécurité et d’une double peur : la peur du terrorisme qui menace fondamentalement la population civile et la peur de la répression pratiquée par les appareils d’Etat au nom de la lutte contre le terrorisme. La proposition de Décision-cadre sur le terrorisme qui a été soumise par la Commission européenne au Conseil de l’Union européenne s’inscrit dans cette logique. Elle s’affirme déjà comme une étape décisive dans l’évolution de la doctrine pénale internationale. Pour bien comprendre la signification de ce texte, il convient d’abord de retracer les principales étapes de la législation antiterroriste internationale ; ceci nous permettra de découvrir le changement de principes et de valeurs qui, de façon très discrète, s’y est produit.
C’est le développement à partir des années 60 de l’aviation civile comme moyen de transport de masse qui permettra à de nombreuses organisations violentes poursuivant des buts politiques de détourner ou de détruire des avions et de prendre en otage leurs passagers et l’équipage. L’avion est, en effet, outre un symbole fort de la mondialisation, un moyen de transport vulnérable dans la mesure où, quand il est en vol, sa protection face à des attaques ne dépend que de son équipage et éventuellement des passagers. D’autre part, à l’instar des bateaux, ses ancêtres, l’aéronef possède une certaine extraterritorialité, voire une certaine souveraineté propre, du fait que, pendant son vol, elle ne relève plus dans la pratique des autorités d’un Etat. D’où certains rituels militarisants qui sont toujours très présents dans le cadre de l’aviation : uniformes, grades «militaires», discipline interne. Tout ceci contribue à établir le cadre symbolique d’une souveraineté au dessus des nuées. La facilité technique du détournement et le fort pouvoir symbolique d’une souveraineté à l’échelle réduite, bien plus vulnérable que celle des Etats, étaient deux éléments fort attrayants pour des groupes armés. Ceux-ci, candidats pour la plupart à la «prise du pouvoir» ou à la fondation d’Etats, pouvaient jouer dans les avions détournés le rôle de petits dieux mortels face à des civils désarmés pris en otage. Ils étaient «souverains» pour quelques heures dans le sens très précis que Michel Foucault donne à ce terme : «souverain est celui qui peut donner la mort».
Un Tiers Monde en révolte pour son indépendance ou pour l’obtention de transformations de l’ordre social hérité du colonialisme servait de pépinière à des centaines de groupes capables de ces actes. D’où la multiplication des attaques contre des avions ou des aéroports pendant les années 60 et 70, à la faveur de l’intensification de la guerre froide dans le monde colonial ou néocolonial. C’est ainsi, tout naturellement, que les premiers textes de ce qui constituera une législation antiterroriste internationale porteront sur la répression de ce qui se dénommait encore dans un cadre journalistique la «piraterie aérienne». Le terme de «terrorisme» n’étant encore que très marginalement utilisé au niveau juridique, on essayait de comprendre les actes auxquels il s’appliquait dans le cadre conceptuel du droit commun en les assimilant à la piraterie ou au banditisme.
La piraterie et le banditisme sont, en effet, des actes contraires au fonctionnement du marché et à la liberté de ses agents. Pour cette raison, dans une société fondée sur le marché, leur répression devient prioritaire et a souvent donné lieu à la création d’appareils répressifs spécifiquement consacrés à cette tâche (gendarmerie, carabinieri, guardia civil, etc.). Cependant, les premières mesures légales qui sont prises à l'égard de cette catégorie d'actes au niveau international ne tiennent compte que de leurs résultats, et ignorent leur finalité.
L’arsenal législatif antiterroriste des années 60 jusqu’à la fin des années 70 est donc constitué de textes qui répriment des actes concrets que l’on juge nuisibles à la libre circulation, notamment en ce qui concerne le transport aérien. Leur liste chronologique est extrêmement éloquente :
· convention relative aux infractions et à certains actes survenant à bord des aéronefs (Tokyo, 14 septembre 1963) ;
· convention pour la répression de la capture illicite d'aéronefs [convention sur le détournement d'avions] (La Haye, 16 décembre 1970) ;
· convention pour la répression d'actes illicites dirigés contre la sécurité de l'aviation civile (Montréal, 23 septembre 1971) ;
· convention internationale contre la prise d'otages (New-York, 17 décembre 1979) ;
· protocole pour la répression des actes illicites de violence dans les aéroports servant à l'aviation internationale, ainsi que la convention pour la répression d'actes illicites dirigés contre la sécurité de l'aviation civile (Montréal, 24 février 1988).
Dans un terrible présage, la législation
antiterroriste contemporaine s’est fondamentalement axée jusqu’aux années
90 sur ce point faible de la circulation des biens et des personnes au niveau
planétaire qu’est l’aviation, l’instrument le plus visible de la
mondialisation avant l’Internet. Certes, d’autres formes d’action violente
seront également visées : dans les instances internationales,
d’autres textes, qui portent sur d’autres actes de violence souvent
d’inspiration politique ont aussi été adoptés, tels que la convention sur
la prévention et la répression des infractions contre les personnes jouissant
d'une protection internationale, y compris les agents diplomatiques
(New-York, 14 décembre 1973) ;
la convention sur la protection des matières
nucléaires (Vienne, 3 mars 1980). Dans tous ces cas, comme lorsqu’il
s’agit de l’aviation, on cherche à punir et à prévenir des actes
concrets et bien souvent on y chercherait en vain le terme de «terrorisme».
Le terme de «terrorisme» apparaît
pour la première fois en droit international dans deux textes très récents :
la convention internationale pour la répression des attentats terroristes
à l'explosif (New-York, 15 décembre 1997) ;
et la convention internationale pour la répression
du financement du terrorisme (New-York, 9 décembre 1999). Ces deux textes
présentent un paradoxe intéressant dans la mesure où ils ne donnent pas
une définition directe du mot «terrorisme» qui figure cependant comme
adjectif ou comme substantif dans le titre des deux actes, alors que
d’autres concepts essentiels au dispositif y son expressément définis.
Certes, des efforts sont faits pour passer de la pluralité des actes
punissables qui faisait l’objet des dispositions précédentes à une délimitation
générale des circonstances du fait terroriste mais cette délimitation
n’arrive pas à en devenir une définition expresse.
Une certaine réticence semble donc exister à définir un terme qui devrait pourtant être fondamental dans ces textes législatifs, puisqu’il figure dans leurs titres, et qui deviendra rétroactivement la clef de voûte d’une nouvelle doctrine juridique. Comme le dit la Commission dans l’exposition de motifs de sa proposition de Décision-cadre :
«Selon la convention contre le financement du terrorisme, le fait de fournir ou de collecter des fonds, directement ou indirectement, illicitement et intentionnellement, en vue de les utiliser ou en sachant qu'ils seront utilisés pour commettre tout acte relevant du champ d'application des conventions susmentionnées (à l'exception de la convention relative aux infractions et à certains actes survenant à bord des aéronefs, qui n'est pas comprise) constitue une infraction. Cela signifie que, même si les termes "terrorisme" ou "actes terroristes" n'apparaissent pas dans la plupart de ces conventions, elles concernent les infractions terroristes.»[1]
Sans le savoir, comme Monsieur Jourdan faisait de la prose, le législateur international des années 60 à 80 aurait déjà fait de l’antiterrorisme.
Nous ne saurions partager cet avis : il y a une énorme distance entre la définition d’actes concrets que le législateur estime punissables et la formulation d’une catégorie juridique générale comme celle de «terrorisme» qui recouvre ces actes et bien d’autres en les unifiant sous une finalité commune d’ordre politique. Cette distance est parfaitement visible dans la différente finalité des textes qui définissent des actes et ceux qui définiront le terrorisme.
Le but des premiers textes est en général de favoriser la coopération internationale dans la lutte contre certains actes de violence particulièrement dangereux ou odieux. Pour cela, il importait de les distinguer des actes politiques, de refuser de leur reconnaître tout caractère politique pour les inclure dans l’ordre du droit commun. Ceci est d’ailleurs indispensable dans des systèmes légaux démocratiques et garantistes qui ne connaissent pas de délits politiques et qui ne sauraient sanctionner que des actes et jamais des opinions.
Ainsi, d’après l’article 6 de la Convention sur la répression du financement du terrorisme :
«Chaque Etat Partie adopte les mesures qui peuvent être nécessaires, y compris, s'il y a lieu, une législation interne, pour garantir que les actes criminels relevant de la présente convention ne puissent en aucune circonstance être justifiés par des considérations de nature politique, philosophique, idéologique, raciale, ethnique, religieuse ou d'autres motifs analogues.»
Cette rédaction coïncide avec celle de l’article 5 de la Convention sur les attentats terroristes à l’explosif et, au niveau européen avec celle de la Convention du Conseil de l’Europe de 1977.
C’est donc l’aspect non politique
de l’acte terroriste qui doit être mis en exergue. Pour cette raison, le seul
élément qui distingue les actes terroristes des actes de droit commun,
c’est à dire la finalité politique de ces premiers, doit être systématiquement
mis entre parenthèses, ce qui rend impossible la définition de ces premiers.
Inversement, la définition du terrorisme demandera qu’une finalité
politique soit plus ou moins clairement invoquée.
Quoiqu’en dehors d’une définition du terrorisme proprement dite, la convention sur le financement du terrorisme (article 2, 1, b)) considère constitutif d’infraction en sus des actes concrets visés par les différentes conventions internationales :
«Tout […] acte destiné à causer la mort ou des dommages corporels graves à toute personne civile, ou à toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte est destiné à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s'abstenir d'accomplir un acte quelconque.»
Cette définition mérite d’être analysée avec un peu d’attention : elle constitue, en effet, une première ébauche de définition du terrorisme, mais en outre elle juxtapose deux conceptions différentes, voire contradictoires de ce phénomène. La première, celle qui insiste sur les dommages causés à la population civile, se situe dans la ligne des principes du tribunal de Nuremberg ; la deuxième, qui insistera sur la subversion de l’ordre politique, trouvera son expression dans le Terrorism Act du Royaume Uni et inspirera la proposition de la Commission.
Le terrorisme est vu, en effet, comme un acte de guerre illicite dans la mesure où il s’attaque à la population civile, qui, du moins d’après les règles traditionnelles de la guerre, devait rester en marge d’un conflit dont les acteurs n’étaient que les forces armées. Ainsi, il est assimilé à un crime de guerre au sens des principes du Tribunal de Nuremberg (6, B)) pour lesquels ce genre de crime se définissait ainsi :
«Les violations des lois et coutumes de la guerre qui comprennent, sans y être limitées, les assassinats, les mauvais traitements ou la déportation pour les travaux forcés, ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, l'assassinat ou les mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, l'exécution des otages, le pillage des biens publics ou privés, la destruction perverse des villes ou villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires.»
Si on devait définir le terrorisme, cette définition serait la plus évidente et la plus acceptable dans la mesure où, ne faisant pas intervenir des considérations d’ordre politique, elle identifie l’acte terroriste à un dommage important fait à la société et aux personnes. Cependant, les violations des lois et des coutumes de la guerre et les attaques contre la population civile sont l’essence même de la guerre actuelle qui fait depuis le XXème siècle surtout des victimes parmi la population civile. Ceci est dû au fait qu’une fois la guerre interdite (déclarer la guerre constitue un crime contre la paix), l’ennemi devient un criminel et les vieilles «lois et coutumes» qui épargnaient les civils tombent en désuétude. La guerre contre l’ennemi, qui connaissait des lois et des limites, est remplacée par la punition d’un criminel pour laquelle tous les moyens sont bons, le plan d’égalité sur lequel se jouait la guerre étant désormais remplacé par une dualité de plans entre la hauteur morale et la bassesse du crime que chacun des contendants interprète, bien sûr, d’après son propre point de vue.
Si dans un ordre des relations internationales qui reconnaissait à la guerre un statut et des règles précises, cette définition aurait été suffisante et le terrorisme serait tout naturellement devenu synonyme de crime de guerre, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il faut établir pour le terrorisme une différence spécifique qui le distingue du crime de guerre. Celle-ci sera trouvée dans sa finalité politique, reconnue dans la deuxième partie de la définition «implicite»[2]qui en fera un acte «destiné à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s'abstenir d'accomplir un acte quelconque». L’établissement de cette caractéristique fondamentale du terrorisme moderne permettra d’opérer un changement radical de paradigme : finies les listes précises et les descriptions fastidieuses de ces crimes odieux dont le but politique devait être systématiquement ignoré. Désormais, c’est à la finalité politique que l’on fera appel pour fonder la nouvelle catégorie délictive ; malheureusement, ce n’est pas dans le cadre tatillon et nominaliste du droit pénal que l’on trouvera l’inspiration pour ce tournant copernicien. On la puisera dans le terrain réaliste par excellence de la police.
Cette idée de finalité politique jettera, en effet, ses racines dans une définition policière du terrorisme, celle qui est reprise dans l’énumération des tâches du directeur du FBI (1981) :
«Le terrorisme consiste en une utilisation illicite de la force et la violence contre des personnes ou des biens dans le but d’intimider ou de contraindre un gouvernement, la population civile ou une partie de celle-ci, dans la poursuite d’objectifs politiques ou sociaux»[3].
Si dans le cadre de la tradition du droit pénal, la définition du terrorisme se heurte à des obstacles qui dérivent des principes mêmes d’un droit pénal garantiste, ces obstacles seront surmontés grâce à la définition policière américaine qui servira de base aux nouvelles définitions «juridiques» et en tout premier lieu à celle du Terrorism Act 2000 du Royaume Uni et notamment à celle qui figure dans la proposition de la Commission européenne (COM (2001) 521 final).
La fertilité législative de la norme policière est facilement reconnaissable derrière quelques menus changements de style qui ont été introduits dans les textes qui s’en inspirent. Ainsi, selon le texte britannique, le terrorisme est «la pratique ou la menace d’une action» dans le cas où «la pratique ou la menace de l’action ont pour but d’influencer le gouvernement ou d’intimider le public ou une partie de celui-ci et […]» ceci «à fin de promouvoir une cause politique, religieuse ou idéologique». On retrouvera dans le texte britannique les deux principaux buts du terrorisme énoncés dans la définition du FBI : l’influence ou la contrainte sur le gouvernement ou la population et la finalité politique ultime de l’acte qui peut se combiner avec d’autres éléments qui ne font qu’en décliner la finalité politique (sociaux, religieux, idéologiques).
La définition de la Commission ne s’éloigne pas beaucoup de ce modèle qu’elle reconnaît suivre. Toutefois, elle limite l’extension du terme défini à une série d’actes qui recoupent les sujets d’incrimination de la législation internationale (meurtre, chantage, prise d’otages, attentats, etc.) en y ajoutant toute une série d’autres actes plus proches de la désobéissance civile ou de moyens de lutte syndicale ou citoyenne (occupation de lieux publics ou d’infrastructures, certains dommages à des propriétés qui ont une valeur symbolique, cyberactions). Ce qui regroupe sous un concept tous ces actes est toujours l’intention, dans la mesure où ils doivent être commis «contre un ou plusieurs pays ou leur population» et visent «à les menacer et à porter gravement atteinte ou à détruire les structures politiques, économiques ou sociales d’un pays». Une action anticapitaliste qui se servirait de moyens à la limite de la légalité voire illégaux mais en aucune manière violents serait considérée comme du terrorisme. On dira qu’il est illégitime de tirer cette conclusion : le texte est cependant suffisamment éloquent[4]. D’un côté, il établit une liste d’actes, mais ces actes ne sont pas définis de manière claire et univoque. Pour que leur caractérisation comme actes criminels soit complète on doit faire appel à un critère d’interprétation très dangereux en droit pénal : l’analogie et concrètement, l’analogie d’intention. Le passage de la description précise et autant que faire se peut univoque de l’acte à une détermination de l’acte par sa finalité suppose un changement radical de doctrine pénale. Malgré sa coïncidence peu fortuite avec des textes policiers américains, la proposition de la Commission ainsi que toute la nouvelle panoplie antiterroriste s’inscrivent dans une école de pensée juridique qui, en réalité, comme nous le verrons, n’est pas si nouvelle en Europe.
Une vieille formule latine exprime le sens et les limites de tout droit pénal garantiste : «nullum crimen sine lege ; nulla poena sine lege», il n’y a pas de crime sans loi ; il n’y a pas de peine sans loi. Ceci signifie que face à tout arbitraire du pouvoir, les autorités ne peuvent considérer comme un délit et punir en conséquence que des actes qui ont été préalablement définis par la loi. Ce principe de base exige en toute logique que l’infraction soit définie avec la plus grande précision, les autorités ne devant jouir que d’une marge d’interprétation assez étroite. Sans cela, on comprend bien que le principe serait facilement vidé de tout sens : si une interprétation large de l’énoncé de la loi était possible, des actes de toute autre nature pourraient être assimilés à des actes criminels dans l’intérêt des autorités ou de certains appareils d’Etat.
Ce refus d’une interprétation trop large s’exprime dans le principe de non-analogie qui s’applique traditionnellement aux chef d’incrimination pénale dans les Etats de droit. Dans une interprétation analogique, en effet, un acte quelconque serait assimilé à un acte punissable en vertu d’une certaine propriété ou relation interne commune aux deux actes. Un cas concret de l’analogie est bien l’analogie de finalité, qui est à la base de l’interprétation téléologique de la norme pénale dont le grand théoricien dans l’Allemagne des années 30 est Erich SCHWINGE, l’auteur de Teleologische Begriffsbildung (La conceptualisation téléologique), un des ouvrages de référence de la doctrine national-socialiste du droit pénal. Un autre pénaliste du troisième Reich, SCHAFFSTEIN reconnaîtrait même que l’interprétation téléologique en droit pénal contribue à «la liquidation de la division des pouvoirs propre à l’Etat de droit et au rétablissement de la sécurité et de la fiabilité du droit en fonction de valeurs juridiques nouvelles et différentes». [5]
Quelles sont ces valeurs ? D’abord la sécurité. Ainsi, Carl SCHMITT, qui fondait sa théorie du droit sur le principe du Chef (Führersprinzip) et affirmait que «La loi est la volonté et le plan du Führer», oppose de fa«on pleinement cohérente au «principe "nulla poena sine lege" [pas de peine sans loi] propre à l’Etat de droit, le principe "nullum crimen sine poena" [pas de crime sans peine]»[6] qui correspond à l’Etat sécuritaire. Du point de vue de la législation, le principe de l’interdiction de l’analogie (Analogieverbot) qui figurait au chapitre 2 du code pénal allemand fut remplacé dès 1935 par l’obligation d’analogie (Analogiegebot). Ceci permettait aux autorités de modifier constamment le contenu de la loi conformément au volontarisme qui inspire le Führersprinzip à fin que le prétendu criminel ne puisse échapper au châtiment. Le contenu et le caractère obligatoire de la loi sont remplacés par l’exception permanente, l’Etat sécuritaire nazi se reconnaissant comme un Etat d’exception permanente par opposition à l’empire de la loi et sa normalité.
Une conséquence de ce qui précède est que le juge, libre d’interpréter largement des préceptes légaux, perd paradoxalement son indépendance et peut devenir un instrument de l’arbitraire de l’exécutif. Dans l’Allemagne national-socialiste ainsi que dans tous les Etats qui se sont écartés en vertu d’urgences répressives ou policières de ce principe fondamental de l’Etat de droit, le juge est, en effet, devenu un auxiliaire de la police[7]. Or un des dangers de nos sociétés modernes est bien que la police s’arroge un rôle législatif. Foucault l’avait déjà affirmé par rapport à l’origine de la prison, cette «pénalité qui a pour fonction non pas d’être une réponse à une infraction, mais de corriger les individus au niveau de leurs comportements, de leurs attitudes, de leurs dispositions, du danger qu’ils représentent, au niveau de leurs virtualités possibles […] est une idée policière, née parallèlement à la justice, en dehors de la justice»[8].
L’effet de l’application du principe d’analogie et de l’interprétation téléologique est de subordonner le droit et la justice à la logique policière du contrôle de la «dangerosité» : ce n’est plus l’acte qui est incriminé et puni, mais la virtualité criminelle d’un sujet qui fera l’objet de toute une série de mesures de surveillance et de répression. Dans le cas de la législation antiterroriste proposée au niveau européen, la finalité, qui est un cas particulier du principe d’analogie, permettait de définir l’acte terroriste. Ainsi, raisonne-t-on, comme tous les terroristes prétendent subvertir l’ordre établi (ce qu’il faudrait d’ailleurs démontrer, le contraire étant bien souvent la règle), tous ceux qui veulent «porter gravement atteinte ou […] détruire les structures politiques, économiques ou sociales d’un pays» seront des terroristes. L’extrême indéfinition de certains des actes qui doivent accompagner cette finalité nous montre bien que l’élément fondamental de l’incrimination dans les délits de terrorisme n’est pas l’acte mais l’intention, c’est à dire le sujet lui-même.
Le matraquage médiatique sur le terrorisme ne devrait pas nous faire oublier que le terrorisme a des causes et que dans une grande mesure elles sont intestines au capitalisme néolibéral globalisé et ne sont souvent pas séparables des agissements irresponsables d’une politique étrangère impériale qui a joué avec du feu et a souvent accepté de pratiquer la violence contre les populations civiles.
L’incrimination du terrorisme à l’échelle de l’UE, appelée de ses vœux par la Commission européenne peut avoir des conséquences néfastes pour la démocratie. Ainsi, peut-on facilement arriver à ce que des personnes ou des groupes de personnes qui souhaitent transformer radicalement les structures politiques, économiques ou sociales de nos pays, soient visées par cette législation antiterroriste, non à cause d’actes qu’ils auraient réalisés, mais en fonction du fait qu’ils seraient susceptibles de les réaliser en raison de leur idéologie. Les individus se voient ainsi jugés pour ce qu’ils sont au lieu de l’être pour ce qu’ils font. On arriverait ainsi au paradoxe que des démocraties s’en prennent à ces mêmes citoyens qui souhaitent exercer activement leurs droits et qui, par là même, maintiennent vivant le principe du régime démocratique ; alors que les terroristes et leurs complices pourraient aisément prospérer à l’abri de pratiques nuisibles à la démocratie comme le trafic d’armes ou la spéculation financière qui, elles, ne sont nullement réprimées mais au contraire vivement encouragées par les pouvoirs en place.
Nos régimes sécuritaires feraient bien d’écouter l’avertissement que Spinoza adressait aux gouvernants dans son Traité théologico-politique (chapitre XX) :
«[...] il est évident que les lois concernant les opinions menacent, non les criminels, mais les hommes de caractère indépendant, qu’elles sont moins faites pour contenir les méchants que pour irriter les plus honnêtes et qu’elles ne peuvent être maintenues, en conséquence, sans grand danger pour l’Etat».
Ceci dit, il ne faut pas croire que le plus grand danger pour l’Etat soit que les puissants perdent le pouvoir, mais au contraire que la multitude des citoyens soit réduite au silence et à la passivité. Dans une démocratie, encore plus que pour tout autre régime, la vraie sécurité ne saurait jamais s’obtenir au prix de la liberté. C’est encore Spinoza qui nous le rappelle :
«Des fondements de l’Etat, tels que nous les avons expliqués[…], il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’Etat est institué ; au contraire, c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est à dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates.»
« John Brown, ATTAC - IE
Novembre 2001
[1] Quel bel exemple d’application du principe fondamental en droit pénal de la non-rétroactivité des normes !
[2] Convention sur le financement du terrorisme (article 2, 1, b)).
[3]
Code of Federal Regulations, Title 28, Volume 1 [CITE :28FRO.85].
[4] Son origine américaine l’encadre bien dans une fonction de répression politique que le FBI a exercée systématiquement contre la gauche radicale aux USA pendant les années 60-70 dans le cadre des COINTELPRO (Counter-intelligence programs).
[5]
Cité dans G. Wolf : Befreiung des Strafrechts vom
nationalsozialistischen Denken ? in Humbold Forum Recht 9-96, page
I6c.
[6] Ibidem.
[7] «Ces textes, touchant aux libertés individuelles les plus fondamentales, sont présentés et soutenus par le ministre de l'Intérieur, ce qui est une "première" : usuellement, ce n'est pas le ministère de la Police qui rédige le Code de procédure pénale, destiné justement par son objet, à encadrer les pouvoirs de la police» s’indigne le Syndicat français de la magistrature dans sa conférence de presse sur la législation antiterroriste récemment promulguée en France.
[8] Michel Foucault, in Dits et écrits I, Quarto Gallimard, 2001, De la nature humaine, justice contre pouvoir, page 1471.